samedi 16 février 2013

Mieux vieillir sans médicaments

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 

Chez les personnes âgées, les bienfaits de l'activité physique ne sont plus à démontrer.
Chez les personnes âgées, les bienfaits de l'activité physique ne sont plus à démontrer. | DR

Dans la salle à manger de l'unité Alzheimer de l'hôpital privé gériatrique Les Magnolias (HPGM), à Ballainvilliers (Essonne), une résidente s'approche de Laurinda Figueira, aide-soignante, et l'embrasse. Cette dame de 78 ans, qui a la maladie d'Alzheimer, sourit, elle revient de la chorale. Le docteur Laurence Luquel, médecin-chef de l'établissement, lui caresse doucement le bras en s'adressant à elle, bien en face (c'est mieux que de parler de côté). Elle rejoint les autres résidents, une vingtaine, dans cette pièce à vivre. Un monsieur répète inlassablement la même histoire : "Vous connaissez mes fils ?"
Ces gestes, qui relèvent de la pure bienveillance, peuvent sembler naturels, mais ici l'ensemble du personnel (456 salariés) a été formé à la méthode appelée "humanitude", une philosophie de soins portée par sa directrice générale, Evelyne Gaussens. "Lorsque je suis arrivée en 2003, explique-t-elle, la prise de médicaments et notamment de psychotropes pour les personnes âgées ayant des comportements d'agitation pathologique semblait être la seule solution. Cela s'explique par le fait que la formation initiale des soignants est axée principalement sur le soin et non sur le "prendre soin"."
MÉTHODOLOGIE DE SOINS
En 2004, l'établissement de 319 lits ou places, qui comprend un pôle de médecine, un accueil de jour, un établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), a choisi comme fil rouge de son projet la méthodologie de soins Gineste-Marescotti, qui repose sur la philosophie de l'humanitude. Choqués de voir des "vieux" à qui l'on ne parlait que cent vingt secondes en vingt-quatre heures, Yves Gineste et Rosette Marescotti, deux anciens professeurs d'éducation physique, ont créé cette méthode il y a trente ans. Elle est portée aujourd'hui par un institut de promotion (IGM).
Elle s'appuie sur un corpus de 150 gestes pratiques et techniques de soin, basés sur quatre piliers : le regard, la parole, le toucher, la verticalité. Par exemple, comment accompagner une personne pour avoir moins mal au dos, comment l'aider à manger, à rester au moins dix minutes debout chaque jour au lavabo pour la toilette ? Cela va à l'encontre des techniques classiques. "Le rythme des patients est, ici, respecté. Par exemple, le matin, on attend que les gens se réveillent", explique Isabelle Agostino, responsable du pôle médico-social, psychomotricienne de formation. Dix référents formés à ces techniques passent une semaine par mois dans les services pour accompagner leurs collègues dans cet apprentissage de la bientraitance. Pas toujours facile d'ailleurs.
600 ÉTABLISSEMENTS ET 40 SITES PILOTES
Atteint de la maladie de Parkinson, M. André était grabataire à son arrivée à l'hôpital des Magnolias. Il ne parlait plus, il avait besoin d'aide dans tous les gestes de la vie quotidienne. "Peu à peu, à l'aide de supports [des images représentant des objets], nous avons commencé à comprendre ce dont il avait besoin ou envie, puis nous nous sommes rendu compte qu'il était capable de faire beaucoup de choses", raconte Florence Lix, aide-soignante. "Il a retrouvé le sourire", explique-t-elle. M. André a pu quitter ses proches dignement. "C'est à nous de nous adapter au patient, d'observer, de nous renseigner sur ses habitudes de vie", explique Catherine Salcede, aide-soignante. Pour l'heure, on compte plus de 600 établissements en France formés à cette méthodologie de soins - sur environ 10 000 résidences pour personnes âgées en France et 40 sites pilotes. "Cette approche est également transmise aux familles ou aux aidants, dont le soutien est essentiel", ajoute Isabelle Agostino. Elle a d'ailleurs des répercussions chez les soignants, avec une baisse de 50 % du turnover et de l'absentéisme.
"Cette démarche permet d'obtenir plus de résultats qu'avec des médicaments. Ne pas développer les approches non médicamenteuses est pour moi de la maltraitance, ajoute Evelyne Gaussens. Savoir communiquer, parler, être dans l'empathie avec une personne âgée en perte d'autonomie n'est pas forcément inné. Cela s'apprend." Cette méthode permet aussi de réduire les séjours hospitaliers, ce qui a un impact au plan humain et économique.
Outre l'amélioration de la qualité de vie du malade, une évaluation récente met en évidence une diminution considérable des troubles du comportement, avec un impact sur la consommation de médicaments - une réduction de douze à trois par jour. Une étude menée sur 109 patients à l'hôpital Les Magnolias a montré que les effets de la formation des soignants ont entraîné une diminution de la consommation de neuroleptiques de 88,5 % entre 2005 et 2008, précise le docteur Luquel, qui a publié cette étude dans Les Cahiers de l'année gérontologique en septembre 2010.
CONCEPTION PLUS HUMANISTE
"On essaie de rationaliser les ordonnances, en ne donnant que celles qui sont indispensables, précise le docteur Luquel. Les prescriptions sont réévaluées chaque mois. Mais tous les patients ont un traitement par vitamine D pour prévenir le risque de chute."
Ce mouvement de réduction des médicaments pour les sujets âgés semble aussi gagner les gériatres. En l'absence de traitements curatifs pour la maladie d'Alzheimer, la nécessité de trouver d'autres approches s'est imposée chez certains soignants. En réaction à une vision stigmatisante de la personne malade émerge depuis plusieurs années une conception plus humaniste. C'est aussi une manière d'aller à l'encontre de deux idées reçues - "il n'y a rien à faire pour la personne malade" et "elle ne se rend compte de rien, elle ne se souvient pas" -, rappelle l'association France Alzheimer. Ces méthodes s'appuient en effet sur les capacités de la personne, sans la mettre en situation d'échec.
Ce mouvement est d'autant plus fort que "les personnes âgées en France consommeraient deux fois plus de médicaments que leurs voisins scandinaves à état de santé équivalent", selon le professeur Olivier Saint-Jean, chef du service de gériatrie de l'Hôpital européen Georges-Pompidou. L'amélioration de l'usage de médicaments et la surveillance de la iatrogénie médicamenteuse (effets indésirables) sont deux mesures phares du plan Alzheimer.
"ENJEU DE SANTÉ PUBLIQUE"
Les études montrant les effets délétères des médicaments sur les sujets âgés sont nombreuses. Le service rendu des médicaments anti-Alzheimer a été jugé modeste par la commission de transparence de la Haute Autorité de santé (HAS) en octobre 2011, et la revue Prescrire a plusieurs fois pointé leurs effets indésirables. Les benzodiazépines sont montrées du doigt (Le Monde du 12 janvier). "Sortir d'une prise en charge essentiellement centrée sur le médicament et de l'influence symbolique qu'il exerce constitue un enjeu de santé publique", indiquait la HAS dans un rapport sur les approches non médicamenteuses publié en 2011. L'Assurance-maladie a aussi fixé des objectifs : faire passer de 14,7 % aujourd'hui à moins de 5 % les patients de plus de 65 ans traités avec des benzodiazépines à demi-vie longue.
"A chaque consultation, il est nécessaire de se demander quels sont les médicaments indispensables et lesquels n'ont pas ou plus lieu d'être", constate le docteur Dan Kogel, chef de clinique à l'hôpital Rothschild à Paris. Un homme de 78 ans a récemment été hospitalisé dans son service de gériatrie en raison de chutes, il ne tenait plus debout. La liste de son "traitement habituel" était impressionnante : pas moins de 25 médicaments. Si certains étaient nécessaires pour traiter l'hypertension, le cholestérol, les problèmes de thyroïde, cette liste contenait trois antidépresseurs (Prozac, Tofranil, Anafranil), deux anxiolytiques, deux inhibiteurs de la pompe à protons... Outre les effets indésirables, les associations de mêmes classes de médicaments semblent "étonnantes".
PRÉVENIR LA IATROGÉNIE
Les prescriptions provenaient de quatre médecins différents. Ce monsieur est reparti - en marchant avec moins de médicaments : il n'en prend "plus que dix" ! La forte consommation de médicaments chez le sujet âgé est favorisée par le nomadisme médical. "Les prises en charge privilégiant une approche non médicamenteuse ont donc une place à prendre, tant pour les patients que pour l'entourage", explique le docteur Kogel.
L'Agence nationale de sécurité du médicament avait, en 2005, établi des recommandations pour prévenir la iatrogénie. D'autant plus que la pathologie iatrogène entraîne 10 % des hospitalisations chez les plus de 65 ans, et 20 % chez les plus de 80 ans. Deux tiers de ces accidents médicamenteux sont évitables, selon l'Enquête nationale sur les événements indésirables liés aux soins de 2010.
Dans ce contexte, les approches non médicamenteuses se développent : art-thérapie, musicothérapie, jardins thérapeutiques, zoothérapie, espaces Snoezelen, sans parler des aides psychologiques, de l'orthophonie, qui agissent sur le maintien des capacités cognitives. "Ces méthodes semblent ralentir l'évolution des pathologies ou calmer les troubles", souligne le docteur Christophe Trivalle, chef de service de gériatrie à l'hôpital Paul-Brousse (AP-HP).
"MANQUE DE PERSONNEL"
"Il faut dépasser notre culture soignante, centrée sur les soins techniques médicaux et de nursing [toilette, aide au repas...] qui sont nécessaires, mais qui ne doivent pas supplanter les autres choses qui peuvent embellir le quotidien", explique le docteur Didier Armaingaud, directeur médical de Medica France, qui a développé la méthode Montessori dans les Ehpad, dans son livre Tant de choses à vivre ensemble qui paraîtra en mars (Cherche Midi).
Pour autant, ces expériences sont loin d'être généralisées et ont parfois du mal à tenir sur la durée. "Cela prend du temps pour expliquer l'arrêt d'un médicament. Le médecin n'en a guère pour des conseils, tandis que le patient lui-même est parfois demandeur de médicaments", explique Jean-Luc Harousseau, président de la HAS.
"La mise en place de ce type d'approche se heurte souvent à des problèmes de manque de personnel", ajoute le docteur Aurore Burlaud, gériatre à l'hôpital Paul-Brousse, qui s'est formée à l'hypnose et souhaiterait mettre davantage en pratique cette méthode sur les patients et les aidants. "Les discours officiels vont vers une nécessité de réaliser des économies, de fermer des lits. Les moyens matériels et humains diminuent un peu plus chaque année", dénonce le docteur Christophe Trivalle dans son livre Vieux et malade : la double peine !(L'Harmattan, 2010). Il s'agit là d'une décision politique.
Autre frein, le manque d'évaluation scientifique de ces pratiques. Comment mesurer le bien-être ?, questionne le docteur Luquel. "Nous avons eu la visite de plusieurs ministres mais rien à ce jour n'a été concrétisé", tempère Mme Gaussens. Elle estime qu'au-delà d'une évaluation certes nécessaire cette méthode pourrait être intégrée dans la formation initiale des médecins et des soignants, ainsi que cela a déjà été fait ailleurs, comme au Québec et en Belgique.


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