dimanche 16 décembre 2012

Des médecins décontenancés par les ultimes demandes des patients

LE MONDE | 
Ni acharnement thérapeutique ni euthanasie. Jusqu'à hier, c'était, en matière de fin de vie, le projet qui apparaissait le plus convaincant.
Il avait réussi à rallier non seulement ceux qui croient en un dieu, mais aussi les convaincus des soins palliatifs, et surtout une immense foule d'hommes ordinaires.
Les médecins, enfin, y trouvaient leur compte. La feuille de route respecte leur tradition déontologique : soigner, si possible guérir, en tout cas ne pas nuire : ne pas faire souffrir, ne pas tuer.
Sauf que les choses ont changé. Aujourd'hui, au pied du mur, nombreux sont ceux qui, à l'inverse, demandent qui l'acharnement thérapeutique, qui l'euthanasie, qui les deux successivement.
DIFFICILE DE "LAISSER PARTIR" LEURS PATIENTS
Les médecins en sont si désarçonnés qu'ils se braquent. On peut leur jeter la pierre, certes, mais on peut aussi tenter de les comprendre : faut-il vraiment qu'ils obtempèrent ?
Il y a quelque temps paraissait dans l'hebdomadaire américain The New Yorker, un remarquable article signé d'un certain Atul Gawande, médecin de son état, intitulé : "Letting go" ("laisser partir").
Sa thèse est qu'il devient de plus en plus difficile pour les médecins de "laisser partir" leurs patients, même lorsque ceux-ci sont arrivés au bout de leur course. C'est que les gens ne veulent pas mourir, dit-il.
La plupart demandent à poursuivre les soins bien au-delà du raisonnable.
En 2011, les résultats de notre étude sur les directives anticipées aboutissaient au même constat : une proportion non négligeable des personnes rencontrées, et plus particulièrement les plus malades parmi elles, loin de redouter l'acharnement thérapeutique, le réclamaient au contraire et craignaient que les médecins ne s'arrêtent trop tôt.
Atul Gawande poursuit : les patients, dit-il, acceptent difficilement le passage en palliatif, c'est un concept théorique de médecin, un renoncement imposé. Ce sont désormais plus souvent les équipes soignantes, contre les familles, qui plaident le non-acharnement thérapeutique.
A l'autre extrémité du spectre, il y a ceux qui voudraient bien mourir, qui réclament qu'on leur donne la mort et ne l'obtiennent pas.
Il y a cette tendance montante de considérer qu'il est temps d'ouvrir un droit à l'euthanasie, et qu'il est du rôle de la médecine d'assumer la mise en pratique de ce nouveau droit : l'euthanasie donc, la mort donnée par compassion, sollicitude, ou solidarité, à ceux qui n'en peuvent plus, et demandée à ceux qui savent mieux que d'autres comment s'y prendre pour que cet acte de barbarie reste le plus humain possible : les médecins.
MICHAEL HANEKE ET SON FILM AMOUR
A cet endroit, il y a Michael Haneke et son film Amour. Existe-t-il quelqu'un qui sorte sans honte de cette salle de cinéma, face à ce vieil homme laissé seul à seule avec sa femme, jusqu'à s'imposer de la faire mourir lui-même ?
A ce même endroit, il y a les grands malades, ceux à qui la médecine vient d'annoncer qu'elle a épuisé toutes ses cartes utiles, qu'il est temps de lâcher prise et d'accepter le seul palliatif... et qui n'en veulent pas. Eux aussi demandent aux médecins une aide active à mourir.
Enfin, il y a Maurice Tubiana, 93 ans, grand cancérologue s'il en fut, et ce qu'il écrit de sa vieillesse, la lente dégradation du corps, la déchéance qui humilie, l'angoisse des défaillances physiologiques à venir, la culpabilité de devenir une charge pour l'entourage, un parasite pour la société.
Sur l'acharnement thérapeutique, les médecins ont déjà cédé, ou du moins ont-ils de la peine à ne pas le faire, même s'ils sont nombreux à dénoncer le non-sens de tant de traitements inutiles, l'incapacité ambiante à tenir bon malgré la demande pressante du corps social, et le scandale économique que représente le coût exorbitant de cette course excessive contre la mort.
Mais, sur l'euthanasie, beaucoup résistent encore. C'est que la demande cette fois les agresse en personne, dans leur intégrité à la fois personnelle et professionnelle. Ils ne veulent pas, ne peuvent pas l'entendre, elle leur fait trop violence.
Pourtant, le changement est-il vraiment si conséquent, et la supplique faite à la médecine si inadmissible ? Au fond, les hommes n'ont-ils pas toujours demandé la même chose à leurs médecins : de les aider à seulement vivre, le mieux et le plus longtemps possible ?
Hier, la meilleure façon de les servir était d'éviter l'acharnement thérapeutique et l'euthanasie, quand aujourd'hui la poursuite du même objectif passerait par une attitude inverse...
L'aboutissement du renversement est inéluctable : bientôt, les médecins n'auront d'autre choix que d'accueillir aussi la demande d'euthanasie.
UN VERRE CONTENANT LE POISON MORTEL
Lorsque l'un d'entre nous en est venu à admettre, douloureusement, que le temps est venu de tirer sa révérence, n'y a-t-il en effet rien qui puisse être inventé de plus satisfaisant que de lui tendre un verre contenant le poison mortel, ou de lui injecter la piqûre qui tue ?
Il faudrait plutôt pouvoir garder des soins palliatifs leur formidable inspiration : la sollicitude, le "prendre soin", le non-abandon, le déploiement de l'espace-temps nécessaire, tout en acceptant d'aller un peu plus loin que les soignants n'acceptent de le faire aujourd'hui.
En somme, il s'agirait d'inventer quelque chose que l'on appellerait une "euthanasie palliative" ou un "palliatif euthanasique".
Véronique Fournier, médecin, directrice du Centre d'éthique clinique à l'Hôpital Cochin

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