dimanche 4 novembre 2012

Réinventer l’amour

2 novembre 2012

Par MARCELA IACUB
On dit qu’il faut mourir dans la dignité. Qu’il faut mettre fin à la vie des mourants, des êtres dégradés par la maladie ou l’extrême vieillesse qui ne peuvent plus disposer de leur existence parce que leur esprit est parti, parce que ce qui demeure d’eux ne sont que leurs restes. On pense que ces créatures ont perdu toute humanité, qu’elles ne sont plus celles qui ont pensé, rêvé, aimé, que leur entourage a connues. Que ces personnes sont déjà mortes : les supprimer n’est que faire correspondre la réalité physique à la réalité biographique.
On se pose rarement la question de savoir si l’amour que l’on ressent pour ces personnes est compatible avec le fait de les laisser mourir dans la dignité. Si l’amour d’une manière plus générale implique nécessairement un tel respect de l’autre ou si au contraire on ne saurait qu’aimer dans l’indignité.
Voilà la question cruciale que pose Amour, le film de Michael Haneke. Une vieille dame fait une attaque qui la laisse hémiplégique et elle fait comprendre à son mari qu’elle voudrait mourir. Elle ne cesse de lui montrer à quel point il est indigne pour elle de se trouver dans cet état de dépendance et d’impuissance. Alors que sa santé qui se dégrade la transforme peu à peu en un enfant, un nourrisson, un horrible animal aux formes humaines qui crie son désespoir, son mari s’acharne à la garder en vie. Le pauvre homme l’aime comme un fou et l’on imagine que sa vie à lui n’aurait à ses yeux aucun sens sans sa femme.
Soudain, l’image que cette chose agonisante lui renvoie ne correspond plus à l’idée qu’il se fait de l’objet de son amour. C’est seulement alors qu’il la tue comme si elle était un poulet ou une grosse araignée. Il enferme la chose morte dans une chambre pour continuer à s’adresser à elle, comme si elle était une amante lointaine et silencieuse et il lui écrit.
Ainsi, le meurtre de cette épouse n’a rien à voir avec l’euthanasie. C’est par respect non de la mourante mais de l’image idéalisée qu’il se faisait d’elle qu’il la tue. C’est un meurtre passionnel. On supprime l’autre qui nous trahit, nous quitte, nous trompe, nous abandonne. Comme si l’être concret que nous aimons n’était que le support d’un autre être qui vit en nous et qui est le véritable objet de notre amour.
C’est cette disjonction fondamentale que ce film nous montre avec finesse et grande clarté. Comme si plus nous aimions quelqu’un, moins nous serions prêts à le respecter dans ses désirs et dans sa volonté. Nous ne lui permettons pas de ne plus nous aimer ni de nous quitter, ni de vieillir, ni de mourir. Il n’y a que nous pour pouvoir disposer à notre guise du destin de l’autre, comme si nos rapports à cette personne étaient purement et simplement hallucinatoires.
Parce qu’il tue sa femme, tous les traitements aux allures douces et attentionnées qu’il lui avait infligés jusqu’alors apparaissent non pas comme de l’amour mais plutôt comme de la méchanceté. Puisque nous nous souvenons que cette femme, avant de perdre son esprit, avait voulu mettre un terme rapide à ses jours, toute la dégradation à laquelle nous assistons est comme un long et horrible mauvais traitement de la part de son mari.
Elle ne voulait pas qu’on la voie sur une chaise roulante. Elle, belle vieille dame digne et coquette, est traitée par les infirmières comme un monstre aux formes humaines, auquel il faut donner des douches, dont il faut changer les couches, qu’il faut peigner, faire manger. Dans son enfermement d’invalide, elle proteste, crache l’eau et la nourriture que lui donne son mari comme si elle disait : «Je veux mourir, arrête de me torturer, de me faire souffrir.» Elle crie «mal»tout le temps comme si son mari était devenu son pire tortionnaire. Plus terrible encore : après l’avoir tuée, il la laisse pourrir dans sa chambre. Et l’odeur est si révulsante que les pompiers ne peuvent pas respirer quand enfin ils viennent récupérer le cadavre martyrisé.
L’on se demande alors si l’on peut aimer d’une autre manière que ce mari passionné. Si l’on peut aimer non pas le sujet idéalisé mais l’être concret en chair et en os qui lui sert de support. Si l’amour peut être autre chose que cette horrible cruauté, que cette horrible puanteur.
Ce film ne nous permet pas d’y répondre. En revanche, il fait naître en nous un doute angoissant. Peut-être la tragédie de notre existence, de notre naissance (car nos parents se comportent souvent comme ce mari attentionné) jusqu’à notre mort, n’est-elle pas de n’avoir pas été aimé, comme nous le soupçonnons souvent, mais au contraire de l’avoir été ? Qu’il faudrait, pour nous lier en couple et en famille, inventer autre chose que ce que l’on appelle l’amour, cette appropriation irrespectueuse que nous faisons des autres et que les autres font de nous. Qu’il faudrait ne pas aimer et ne pas être aimé pour nous considérer les uns et les autres dans notre irréductible et affreuse altérité.

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