dimanche 4 novembre 2012

Néandertal, le raffinement de l’homme moderne

1 novembre 2012
Femme de Néandertal prenant un bain, lors d'une exposition en Croatie en 2010.
Femme de Néandertal prenant un bain, lors d'une exposition en Croatie en 2010. (Photo Nikola Solic. Reuters)

Récit Les datations d’os de néandertaliens d’Arcy-sur-Cure renforcent la théorie selon laquelle ils ont subi l’influence culturelle de Cro-Magnon.

Par SYLVESTRE HUET
Néandertal, sur la fin, se fit homme raffiné. Une sorte de chant du cygne. Et c’est en se frottant à ses cousins Cro-Magnon qu’il acquit ce surcroît de culture le conduisant à fabriquer des artefacts d’os, des sagaies légères et des ornements corporels jusqu’alors inconnus dans ses grottes et campements. Cependant, nulle volonté de transfert de technologies sur mode de coopération Nord-Sud là-dedans, assène le préhistorien Jean-Jacques Hublin, «c’est bien l’homme moderne qui est responsable de l’extinction de Néandertal».

A la tête d’une équipe internationale de huit chercheurs, Hublin vient de publier (1) un article qui porte sur une question centrale de la préhistoire. Comment, il y a environ 40 000 ans, les populations néandertaliennes d’Europe ont-elles été remplacées, au plus tard il y a 35 000 ans, par l’homme anatomiquement moderne ? Ce dernier, originaire d’Afrique, a en effet supplanté, partout dans le monde où elles préexistaient, des populations humaines.

De la brute épaisse, au gentil écolo

Ce remplacement est au cœur de polémiques anciennes et virulentes entre préhistoriens qui s’affrontent sur les raisons qui peuvent l’expliquer : guerres, climat, submersion démographique par Cro-Magnon ? Autant d’hypothèses soutenues avec des raisonnements pour le moins faibles ou des «preuves empiriques» bien maigrelettes, souligne Hublin. Ces débats ont eu de vifs échos bien au-delà des laboratoires, repris dans des productions culturelles - livres (2), films de fiction, conférences - qui remportent souvent du succès auprès du grand public.
Dans ces joutes scientifiques, Jean-Jacques Hublin est souvent apparu comme le caustique. Dénonçant le mouvement de balancier qui, pour récuser la figure de brute épaisse collée sur Néandertal par les premiers préhistoriens, en a construit une image magnifiée, soulignant ses capacités intellectuelles et culturelles. Surtout, cette composition s’est doublée d’une vision parfois rousseauiste,«l’homme préhistorique comme écolo, gentil et tolérant», s’amuse Hublin. Une vision récusant l’idée que notre ancêtre direct, le chasseur Cro-Magnon, auteur des magnifiques ornements dans les grottes de Chauvet (Ardèche), Lascaux (Dordogne) ou Altamira (en Espagne), puisse être un méchant exterminateur de néandertaliens, comme l’Européen a massacré les Amérindiens.
Retour à la science et à sa démarche, réclame-t-il. L’argument majeur de la publication de l’équipe dirigée par Hublin repose donc sur la technologie. Les progrès techniques récents des datations absolues de fossiles humains changent la donne et permettent de reconstituer un scénario plus précis de ce remplacement, soutient-il. Jean-Jacques Hublin bénéficie là de son recrutement, il y a quelques années, par le Max-Planck Institute de Leipzig, un centre de recherche sur l’évolution humaine installé en ex-RDA après la réunification allemande, bien doté en crédits, équipements et techniciens.
Avec un traitement du collagène des os fossiles et l’utilisation d’un spectromètre de masse à Mannheim, son équipe a pu produire de très précises datations au carbone 14 de 40 échantillons osseux de la grotte du renne, sur le site d’Arcy-sur-Cure (Yonne), et d’un tibia néandertalien de la grotte de Saint-Césaire (Charente-Maritime).

De l’épieu à la sagaie

Dans ces cavernes, les préhistoriens ont depuis longtemps identifié une culture - à la manière de tailler et d’utiliser les pierres - baptisée par la suite «Châtelperronien». Datée aux environs de 40 000 ans, elle semble constituer un intermédiaire, tant au plan chronologique que culturel. Avant, c’est le Moustérien, la culture des néandertaliens et des hommes modernes durant des dizaines de milliers d’années. Et après, c’est l’Aurignacien, celle des hommes modernes de la grotte Chauvet, il y a 37 000 ans. Mais à qui doit-on le Châtelperronien, aux néandertaliens ou à Cro-Magnon ? Et si c’est aux premiers, pourquoi et comment ont-ils inventé cette nouvelle culture… juste avant de disparaître ?
Hublin défend l’idée d’une «acculturation» des derniers néandertaliens européens par les premiers hommes modernes arrivés en Europe, il y a environ 50 000 ans. C’est à leur contact qu’ils auraient, pour 3 000 ou 4 000 ans, inventé cette culture. Parmi les traits significatifs, on relève les «lamelles» de pierres. De petits éclats coupants, collés sur des sagaies utilisées comme armes de jet. Avant, Néandertal ne semble connaître que l’épieu, qui suppose de s’approcher au plus près de l’animal à abattre. Au point que certains préhistoriens ont glosé sur son incapacité à «concevoir» de tuer sans contact direct. On relève aussi des outils d’os, jusqu’alors absents des campements. Et surtout des ornements - dents, fossiles ou coquillages - percés pour façonner colliers ou bracelets. L’homme moderne en fabrique depuis près de 100 000 ans, montrent des sites africains. Mais pas Néandertal, jusqu’à il y a 40 000 ans.
Avec des datations bien plus précises que ses collègues d’Oxford (3), Hublin tranche le débat sur l’attribution du Châtelperronien. «Nous parvenons à dater la toute fin [de cette culture], soit une période de cinq cents ans, il y a 40 000 ans, où l’association des restes néandertaliens et des artefacts est incontestable.» Ces datations affinent le scénario de la cohabitation de l’homme moderne et de Néandertal. Ce dernier a pu côtoyer les Cro-Magnon qui ont migré depuis l’est durant des milliers d’années. Pour Hublin, ils se sont succédé, mais «à l’échelle de l’Europe. Dans la grotte d’Arcy-sur-Cure, on voit l’homme moderne s’installer il y a 35 000 ans. Mais il n’y a pas eu de chassés-croisés pour une même grotte».

Fugaces accouplements et rares histoires d’amour

Qu’imaginer comme rencontres permettant ce transfert culturel, qui n’est pas une imitation à 100%, précise Hublin ? «Certes, Néandertal produit des objets nouveaux, mais avec ses techniques propres de taille des pierres ou de percement des dents.» De là à imaginer qu’après avoir pris sur la figure une sagaie de Cro-Magnon, un néandertalien se soit empressé d’imiter l’objet, il n’y a qu’un pas à franchir.
Néandertal a-t-il également fricoté et croisé ses gènes avec Cro-Magnon ? Les rares traces d’ADN néandertalien dans le génome actuel des hommes permettent d’évoquer de fugaces accouplements au Proche-Orient, il y a de 80 000 à 40 000 ans. Ont-ils été suivis par des histoires d’amour - ou de rapt et de viol - en Europe vers 40 000 ans ? Ce n’est pas impossible, mais rare, dit en substance Hublin, pour qui la réponse ne pourra venir que de l’ADN d’os fossiles d’hommes modernes.
Capables d’innover, pourquoi les néandertaliens ont-ils disparu ? A cette question, absente de l’article paru dans les Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS), Hublin répond par une histoire pas gentillette du tout, en évoquant la disparition de nombreuses espèces animales - mastodontes, ours des cavernes, kangourous géants - qui coïncide avec l’arrivée des hommes modernes en Europe, en Amérique ou en Australie. Inclure Néandertal dans la liste fait sursauter les bonnes âmes, mais semble une piste fort réaliste au regard des nombreuses traces de violences dans l’histoire de notre espèce. Et l’hypothèse se renforce si l’on songe que Néandertal avait un sacré handicap en terme de démographie, de taille de ses unités de vie et de réseau entre elles.
(1) Jean-Jacques Hublin et al., «PNAS», 29 octobre 2012. (2) Les romans de Jean Auel. (3) Tom Higham, dans «Nature» du 2 novembre 2011.

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