dimanche 25 novembre 2012

"La "nouveauté" du travail des femmes est une légende"

LE MONDE CULTURE ET IDEES | 

Dans un livre qui vient de paraître, Margaret Maruani et Monique Meron retracent l'histoire du travail des femmes au XXe siècle. Leurs conclusions vont à rebours de bien des idées reçues : contrairement à ce que l'on croit souvent, les femmes ne sont pas entrées sur le marché du travail dans les années 1970, elles ont toujours activement participé à la marche de l'économie. Les auteures ont passé huit ans à fouiller dans les archives et les recensements depuis 1901, à mettre en forme les données rassemblées, à les rendre lisibles. Et à les ausculter, avec un double regard - d'une statisticienne et d'une sociologue - mais un même objectif : recompter le travail des femmes au XXe siècle et analyser la façon de le compter.
Pouvez-vous retracer à grands traits l'histoire du travail des femmes au XXe siècle ?
La "nouveauté" du travail des femmes est une légende qui ne résiste pas à l'épreuve des chiffres. Jamais moins du tiers et, désormais, près de la moitié de la population active : telle est la part des femmes dans le monde du travail au XXe siècle en France. En 1901, la population active comptait 6,8 millions de femmes et 12,9 millions d'hommes ; en 2008, ces chiffres ont quasiment doublé pour les femmes, et progressé bien mollement pour les hommes.
Autre résultat inattendu de notre recherche : l'histoire habituellement contée du travail des femmes au XXe siècle parle d'une baisse continue de leur activité professionnelle de la fin de la première guerre mondiale aux années 1960. Or, si l'on tient compte des changements de définition de l'activité agricole, il semble bien qu'il n'y ait pas eu, durant la première moitié du siècle, de tendance générale à la diminution de l'activité féminine. La fameuse baisse est le produit d'une illusion d'optique statistique. En 1954, un changement de définition soustrait brusquement près de 1 million de femmes, considérées auparavant comme agricultrices, de la population active.
Ensuite, on a recalculé le travail des femmes du début du siècle à partir de cette nouvelle définition - à la baisse. C'est le coeur du sujet : à partir de quelles représentations, de quelles prescriptions sociales construit-on ce que l'on reconnaît aux femmes comme du travail ? Le cas des agricultrices/femmes d'agriculteurs est emblématique et caricatural : comment, d'un recensement à l'autre, une paysanne travaillant aux champs ou à la ferme peut-elle se transformer en femme inactive qui regarde passer les vaches en faisant la vaisselle ?
Une autre légende affirme qu'en envoyant les hommes au front, les guerres ont permis aux femmes d'occuper des emplois jusque-là réservés à leurs maris. Est-ce vrai ?
Momentanément, oui, puisque les femmes ont en partie remplacé les hommes pendant leur absence et qu'ensuite les pertes démographiques du côté masculin ont déséquilibré l'ensemble de la population. En temps de guerre, les femmes actives sont venues remplacer les hommes dans certaines professions et on les a vues dans des "lieux" inhabituels - munitionnettes, gardes champêtres... Mais, au-delà des périodes de reconstruction, il semble que les tendances lourdes ne soient pas affectées par ces changements. Ces périodes où elles remplacent les hommes apparaissent, sur le long terme, comme des accidents.
La France est-elle dans la norme des autres pays européens ?
Un démographe de l'époque (Jean Daric) montre que, durant le début du XXe siècle, les Françaises travaillent beaucoup par rapport aux femmes des autres pays européens. Après guerre, l'augmentation de l'activité des femmes a lieu dans tous les pays, mais à des rythmes et à des niveaux différents. La hausse de l'activité des femmes françaises est parmi les plus rapides.
On croit souvent que les femmes qui travaillaient quittaient durablement leur emploi lorsqu'elles avaient des enfants. Est-ce, là aussi, une légende ?
On a longtemps pensé que le fait de s'arrêter de travailler quelques années ou plus après la naissance d'un enfant était une "tradition" très ancienne. En fait, il n'en est rien. C'est entre 1946 et 1968 que les comportements des femmes ont été particulièrement "spécifiques", mais il ne s'agit pas d'une tendance longue. Au début du siècle, les courbes d'activité par âge ne montrent pas de discontinuité.
L'entrée des femmes non pas sur le marché du travail, mais dans le salariat, à partir des années 1970, marque, selon vous, un changement de nature très important. Lequel ?
Au début du siècle, la majorité des femmes travaillaient à leur domicile - agricultrices, "isolées", travailleuses spécialisées dans les travaux de couture payés à la tâche... Au commencement du XXIe siècle, la quasi-totalité des femmes sont en revanche salariées et sortent de chez elles pour aller travailler. Le salariat consomme le divorce entre statut professionnel et familial. Et cela change tout.
Avec la diffusion du salariat, l'activité professionnelle des femmes est devenue visible et autonome. L'accélération de ce processus de salarisation date du début des années 1960. Petit à petit, les femmes rattrapent les hommes et, à partir de 1975, elles sont désormais, et pour la première fois dans l'histoire du travail, davantage salariées, en proportion, que les hommes. Pour les femmes, au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, le salariat constitue un marchepied vers l'autonomie économique - un grand pas vers la liberté.
Quel rôle a joué le développement de l'instruction ?
Un rôle essentiel ! La féminisation du marché du travail est très étroitement liée à ce qui s'est passé dans le système scolaire. Les réussites scolaires et universitaires des filles constituent, en soi, un événement marquant de la deuxième moitié du XXe siècle. Mais c'est également un des éléments déterminants, un de ceux qui expliquent le plus certainement la percée des femmes sur le marché du travail. Ce sont les mêmes décennies qui ont vu se dérouler ces deux mutations fondamentales que sont la féminisation du salariat et l'accélération de la progression des scolarités féminines. Désormais, les femmes n'ont plus, vis-à-vis des hommes, le handicap scolaire d'autrefois sur le marché du travail. Au contraire.
Si l'on compare les métiers occupés par les femmes au début du XXe siècle et ceux qu'elles occupent aujourd'hui, qu'observe-t-on ?
La première observation, inévitable, est celle de la permanence de la division sexuée du marché du travail, des métiers et des secteurs d'activité, qui s'incruste obstinément. Même si les frontières se déplacent, l'existence d'une ligne de partage entre les travaux, les tâches, les métiers des hommes et ceux des femmes demeure, inébranlable. Les chantiers appartiennent encore et toujours au monde rude des hommes, l'entretien des maisons, les soins et la garde des enfants demeurent l'exclusivité empoisonnée des femmes - pour n'évoquer que ces deux bastions emblématiques.
Les subversions apparaissent du côté des professions supérieures, parmi les catégories les plus diplômées où certaines professions qualifiées, autrefois hégémoniquement masculines, se sont féminisées en quelques décennies sans se dévaloriser. Malgré le plafond de verre, la plupart des professions très qualifiées voient progresser les femmes, à des rythmes très différents, certes, des avocates aux ingénieures, mais de façon souvent spectaculaire.
Votre livre montre que la définition du travail masculin ne pose jamais problème, alors que celle du travail féminin est beaucoup plus floue. Pourquoi ?
Cette recherche dans les méandres de la statistique descriptive montre à quel point ce que l'on nomme "travail des femmes" est un objet curieux, bizarre, suspect. En décryptant sociologiquement l'évolution des statistiques et de leurs définitions, nous montrons comment le travail des femmes a bien souvent suscité le doute : mécompté, décompté et parfois recalculé à la faveur d'illusions d'optique dues à des modifications de définitions statistiques.
Cela pose aussi la question de la visibilité du travail des femmes : où passent les frontières entre l'emploi repérable et le travail informel ? Entre la femme d'agriculteur et l'agricultrice, quelle différence ? Entre la bonne à tout faire et l'employée de maison ? Entre la femme de médecin et la secrétaire médicale ? Autrement dit, il est plus compliqué de compter le travail des femmes que celui des hommes.
En matière d'activité, les femmes ont souvent été dans des statuts incertains. Quelles formes d'emplois n'ont pas été mesurées, et quand, et pourquoi ? Que faire du travail à temps partiel, du travail à domicile ? Comment les femmes ont-elles été, au fil des ans, recensées, omises ou recalculées, effacées ou reconnues ? Car sur les femmes, et sur elles seules, pèse toujours le soupçon rampant de l'inactivité : est-ce bien du travail ce qu'elles font là ?
de Margaret Maruani et Monique Meron
(La Découverte

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