dimanche 4 novembre 2012

Elisabeth Roudinesco: "Freud pense la famille comme une tragédie"

LE MONDE DES LIVRES | 
Marié en 1886 avec Martha Bernays, Sigmund Freud a six enfants, nés entre 1887 et 1895. La correspondance avec ses cinq premiers, Mathilde, Martin, Oliver, Ernst et Sophie, est publiée chez Aubier. Celle avec Anna, sa cadette, chez Fayard. Elisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse, collaboratrice du "Monde des livres", en assure la préface. Entretien.
C'est un Freud très investi dans les affaires familiales qui se révèle dans ces deux correspondances. Il maintient les liens, aide financièrement ses enfants et leur témoigne de la tendresse. Que représente pour lui la famille ?
La famille a une importance capitale dans la vie de Freud et dans sa doctrine. La psychanalyse est née de la transformation du statut de la famille en Europe, marquée par l'abaissement de la toute-puissance des pères, par la montée du féminisme et par l'importance des droits de l'enfant. Freud s'occupe de jeunes femmes hystériques en rébellion contre des frustrations sexuelles. Il s'intéresse comme tous les savants de son époque à la sexualité infantile.
Il vit à Vienne au sein d'une famille élargie avec ses six enfants, élevés par sa femme, sa belle-soeur, une gouvernante et une cuisinière. Mais son autorité n'est pas celle d'un patriarche tyrannique. Il est favorable au travail des femmes, à la contraception et au libre choix par les enfants de leur destin amoureux et professionnel. Sa correspondance nous renseigne donc sur la vie quotidienne d'une famille de la Belle Epoque en pleine mutation. On y retrouve l'atmosphère des romans de Thomas Mann ou de Proust. Chaque enfant est différent mais tous se sentent écrasés, non pas par un excès d'autoritarisme paternel, mais d'avoir un père qui est un grand penseur, attaqué bien qu'ayant acquis une renommée mondiale. Enfin, Freud est aussi un "père fondateur" entouré de disciples et de patients.
Les lettres qu'il échange avec ses enfants (outre Anna) laissent-elles apparaître le psychanalyste sous le père ?
Mais oui. Les enfants de Freud sont immergés dans l'histoire des débuts du mouvement psychanalytique, où l'on voue une véritable passion à l'exploration de soi : les disciples de Freud forment une famille et ses patients sont intégrés à cette histoire. Tout est mélangé, d'autant qu'à cette époque les premiers psychanalystes s'analysent entre eux et analysent leurs enfants, leurs amis, les enfants de leurs amis. Les fils de Freud, Martin, Oliver et Ernst ne choisissent pas de devenir analystes mais ils sont présents dans cette saga. Parmi les trois filles, seule Anna, la dernière et la moins désirée, deviendra une vraie disciple de son père après avoir été analysée par lui entre 1918 et 1922.
Que Freud ait voulu garder sa fille auprès de lui, c'est évident mais c'était aussi ce qu'elle voulait. Quand Freud a compris qu'elle avait des tendances homosexuelles, il a accepté qu'elle élève les enfants de sa compagne Dorothy Burlingham. Les deux femmes ont vécu ensemble à Vienne dans le même immeuble que Freud. Anna avait en analyse les enfants de Dorothy et Dorothy était en cure chez Freud. Ce serait un anachronisme que d'en être scandalisé. Et c'est le tort du mouvement psychanalytique d'avoir voulu trop longtemps dissimuler cette réalité. Toute cette histoire est passionnante, elle n'est ni rose ni noire, c'est une tranche de vie, avec, au milieu, le désastre de la première guerre mondiale qui change le destin de la psychanalyse en Europe. Avec, aussi, le pire pour horizon : le nazisme qui conduira la famille Freud à un exil sans retour vers le monde anglophone.
Vous terminez votre préface en faisant allusion aux tragiques grecs et aux drames de Shakespeare. Pourquoi ?
Freud, juif viennois de culture allemande, juif déjudaïsé, a eu le coup de génie de transposer dans la famille bourgeoise et dans l'histoire agonisante de l'Empire austro-hongrois la saga des dynasties royales de l'Antiquité et du théâtre shakespearien. Il a ainsi pensé la question de la famille, non pas comme un petit drame de la névrose, mais comme une tragédie : Œdipe, c'est la tragédie du destin (l'inconscient, la démesure) ; Hamlet, celle du désir et de la conscience coupable. Ensuite, ses disciples ont transformé cette affaire en une psychologie "familialiste" et lui aussi a contribué en partie à cette psychologisation. Mais la véritable révolution freudienne, c'est l'inscription de la subjectivité humaine dans un univers tragique qui est aussi celui du XXe siècle, tragique par excellence : deux guerres mondiales parmi les plus meurtrières. Freud est un penseur de ce tragique-là, celui de la possible destruction du "geno s" (genre) humain.
Où en est la traduction des correspondances de Freud ?
Il reste encore à traduire deux correspondances familiales : celle avec Minna Bernays, sa belle-soeur, déjà parue en allemand, et celle, volumineuse, avec sa fiancée et future épouse, Martha Bernays. 1 500 lettres sont en cours de publication en allemand en cinq volumes dont un seul est paru. Et aussi la correspondance avec Otto Rank. Freud a écrit environ 20 000 lettres dont 10 000 ont été conservées. La plupart des "grandes correspondance" intellectuelles ont été traduites.

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