mardi 2 octobre 2012

Les conseils du docteur Watson

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 
Ken Jennings, qui détient le record de 74 victoires consécutives au jeu télévisé "Jeopardy!", a été défait par "Watson", un ordinateur IBM.

Lin J. Yamato a 32 ans et une suspicion de cancer du poumon. Quel traitement lui recommander, compte tenu de ses symptômes, de son histoire familiale, de ses préférences mais aussi des progrès récents de la recherche ? "Même pour un spécialiste, il est devenu extrêmement difficile de suivre toutes les dernières avancées, souligne Maria Soimu, ingénieure chez IBM. En particulier en ce qui concerne la recherche contre le cancer."
C'est là que les conseils du superordinateur Watson de la firme américaine pourraient se révéler précieux. La machine a appris les subtilités de notre langage pour battre les humains au quiz télévisé américain "Jeopardy !" - dont le principe est de trouver une question à partir de trois réponses. Le champion de notre espèce, vainqueur de 74 parties consécutives, a dû s'incliner devant son nouveau maître en février 2011. Depuis, IBM cherche à exploiter les talents de Watson. Il y a quelques jours, la compagnie présentait ses compétences dans le domaine du conseil médical, dans son centre de recherche européen de Rüschlikon, près de Zurich.
Gagner aux échecs contre le champion du monde Garry Kasparov - comme Deep Blue l'a fait en 1997 - est une tâche tout à fait adaptée aux capacités des ordinateurs : il s'agit d'un jeu logique, avec des règles simples qui peuvent être énoncées mathématiquement. Le langage humain, en revanche, est plein d'"information non structurée", relève Maria Soimu. Pour avoir une chance à "Jeopardy !", Watson a dû trouver un moyen de gérer les doubles sens, les jeux de mots, les rimes et autres allusions implicites.
HANDICAP LINGUISTIQUE
Watson a pour lui une mémoire phénoménale : l'équivalent d'un million de livres dont il n'aurait pas oublié un mot. Ses processeurs occupent dix compartiments de la taille d'un réfrigérateur chacun et peuvent réaliser 80 000 milliards d'opérations par seconde. Cette débauche d'énergie est nécessaire pour surmonter ses handicaps linguistiques en adoptant une approche statistique. La machine parcourt la matière encyclopédique que ses concepteurs lui ont fait ingérer et attribue une corrélation aux mots fréquemment évoqués dans le même contexte. Ainsi, lorsqu'un élément n'est pas explicitement mentionné, l'ordinateur peut tout de même deviner de quoi il retourne. Il génère ensuite des hypothèses, dont il évalue la fiabilité.
"Tu as juste besoin d'une sieste. Tu n'as pas ce trouble du sommeil qui fait somnoler les malades debout." Cette indication a permis à l'ordinateur d'identifier qu'il était question de narcolepsie lors de la finale de "Jeopardy !". Les médecins qui utiliseront peut-être un jour Watson comme conseiller formuleront leurs requêtes de manière moins allusive. Dans le cas - fictif - de Lin J. Yamato, l'oncologue soumet le registre médical de sa patiente à l'ordinateur, et les spécialistes du Memorial Sloan-Kettering Cancer Center à New York sont en train de lui faire assimiler toute l'expérience clinique, les cas diagnostiqués et les publications scientifiques jugées pertinentes.
Watson propose plusieurs pistes de traitement, avec un niveau de fiabilité bas. Pour affiner sa réponse, il recommande des examens supplémentaires, dont une IRM. Il prend en compte les souhaits de la patiente, ainsi que de nouveaux symptômes, avant de recommander une liste de chimiothérapies. Il évalue la fiabilité de sa première option à plus de 80 %.
L'ÉVOLUTION TOUJOURS PLUS RAPIDE DU SAVOIR REND L'INFORMATISATION ACTUELLE DE LA MÉDECINE INÉVITABLE
Bref, Watson joue au docteur. "Le rôle du médecin demeure très important, insiste John Gordon, marketing manager de la machine.L'ordinateur n'est qu'un conseiller qui a accès à une masse de données ingérables à l'échelle humaine." Pour Bertrand Kiefer, rédacteur en chef de La Revue médicale suisse, l'évolution toujours plus rapide du savoir rend l'informatisation actuelle de la médecine inévitable. "La question est de savoir jusqu'où la machine peut s'immiscer dans le travail du praticien et dans sa relation avec le patient, commente-t-il. Cette interaction est extrêmement importante, d'une complexité qui dépasse ce qu'une machine peut comprendre. Un patient, par exemple, ne dit pas toujours toute la vérité ou se comporte différemment selon la personne qui est en face de lui."
A "Jeopardy !", Watson s'est parfois lourdement trompé. Qu'arrivera-t-il lorsqu'il ne s'agira plus de deviner le nom d'une ville américaine mais d'une question de vie ou de mort ? "La machine mentionne les références sur lesquelles elle s'est basée pour formuler ses hypothèses", répond John Gordon. Le médecin a donc accès aux données - publications ou autres - qui justifient le traitement proposé par l'ordinateur et peut donc juger de sa pertinence par lui-même."L'ordinateur apprendra aussi constamment des cas qui lui sont soumis et du feedback qu'ils génèrent", ajoute l'Américain.
"MISE À DISTANCE DU SOIGNANT"
Bertrand Kiefer estime qu'il faut pousser plus loin la réflexion sur l'emploi des machines dans le champ médical. "Que ce soit à travers les robots utilisés en chirurgie ou les algorithmes d'analyse génétique, il y a une mise à distance du soignant, relève-t-il. Le danger est que l'idéologie de l'ordinateur s'installe. La machine fait beaucoup de choix : recommander des traitements plus techniques ou prendre plus de risques, par exemple. Et ce notamment en fonction des paramètres sélectionnés par ses programmateurs. Mais plus elle devient complexe et plus il devient difficile de maîtriser ces paramètres. On les oublie."
IBM ne sait pas encore quand Watson sera prêt à se pencher au chevet des malades. La compagnie travaille aussi sur un moyen de livrer ses prestations comme un service à distance. Même pour un hôpital, la machine demeure encombrante et trop chère.
IBM a déjà annoncé vouloir étendre ses compétences au domaine financier. Le conseil à la clientèle ou le support technique ont été évoqués, des applications pour lesquelles les facultés communicationnelles de Watson seront sans nul doute agrémentées d'un flegme naturel.

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