mardi 16 octobre 2012

"Homo numericus" cherche chaleur humaine

LE MONDE |  • Mis à jour le 
Bip. Tiens, un SMS reçu. Le cerveau enregistre, hésite. Les yeux regardent l'enfant au parc, le copain au café, les amis au resto... Le cerveau se ravise, ce n'est pas le moment, ce n'est pas poli. Et puis non. La main cherche le smartphone. Le regard suit. Le message est lu. Et les doigts pianotent une réponse. Comme par réflexe.
Cela vous semble familier ? Vous êtes loin d'être seul. Plus de sept personnes sur dix déclarent ne pas résister alors même qu'ils sont en compagnie, hors de chez eux. Portables en main, ils reconnaissent,"consulter et envoyer des SMS" (33 %) "ou des mails" (15 %),"téléphoner" (36 %), "aller sur des réseaux sociaux" (9 %) ou encore"jouer" (5 %), selon l'Observatoire annuel des modes de vie Ipsos, vague 2012 (4 500 personnes de 15 à 75 ans interrogées, plusieurs réponses possibles).
Il suffit de marcher dans la rue, d'entrer dans un bar ou d'avoir des ados à table, le portable maladroitement dissimulé sur les cuisses, pour constater que nous sommes de plus en plus connectés à nos e-amis, e-collègues, e-vies et que nous dérapons souvent, enfermés dans notre e-bulle, au point d'en oublier les humains alentour.
Le syndrome est mondial, directement lié au taux de pénétration des smartphones. Véritable tentation ambulante arrivée dans nos vies en 2008, ces mini-ordinateurs de poche représentent désormais 70 % des achats de téléphones dans l'Hexagone. Selon les chiffres d'août du cabinet comScore, 49 % des Français de plus de 13 ans en possèdent un (ce n'était que 37 % en décembre 2011 et 21 % en janvier 2011). Mais aussi 50 % des Américains, 54 % des Canadiens et même 61 % des Espagnols.
COUPÉS DU MONDE
L'augmentation régulière des convertis fait cohabiter dans nos sociétés des générations d'usagers à différents stades de maturation. "Les nouveaux adeptes sont fascinés par la connexion en temps réel, l'accès aux mails et aux tweets. Cela devient vite addictif, remarque Rémy Oudghiri, directeur du département tendances d'Ipsos. Les mêmes, un peu plus tard, se rendent compte qu'ils sont dépendants et que cela les coupe du monde."
Aux Etats-Unis, la psychologue Sherry Turkle, professeure au MIT (Massachusetts Institute of Technology), enchaîne les conférences après la parution de son ouvrage Alone Together sous-titré Why we expect more from technology and less from each other ("Seul ensemble : Pourquoi nous attendons plus de la technologie et moins des autres", éd. Basic Books, 2011, non traduit).
Même les sociétés numériques sonnent l'alarme. En Thaïlande, l'opérateur Dtac pointe du doigt, dans une publicité, un père sur le canapé du salon, plus absorbé par son BlackBerry que par sa fille dessinant à ses pieds. Aux Etats-Unis, Windows a fait un tabac en osant la dérision. Un message, lu par une voix off, défile sur un écran :"Je ne crois pas que les ordinateurs rendent la vie plus facile. (...) Je mentirais en disant que se connecter avec les gens auxquels je tiens ne me demande pas d'effort et que ma créativité est florissante..."
L'industrie du numérique dégaine donc le principe de précaution par peur de rejoindre les industries agroalimentaires et du tabac, allées trop loin dans l'apport calorique ou la toxicité, et désormais obligées par la loi d'apposer sur leurs produits des slogans tels que "manger, bouger" ou "fumer tue"
Alors qu'il y a deux ans, certains usagers prônaient la "déconnexion", option assez brutale pour gérer leurs relations ambivalentes avec les technologies mobiles, des approches plus subtiles sont désormais tentées un peu partout dans le monde pour réintroduire une dose d'humain dans nos vies numériques.
RENDEZ-VOUS DANS LA VIE RÉELLE
Ainsi, le mouvement Meetup (11,1 millions de membres dans 45 000 villes), apparu à l'initiative du New-Yorkais Scott Heiferman. Le principe est simple : on identifie grâce à Internet des personnes (musiciens, cyclistes, lecteurs, geeks, expatriés...) qui nous intéressent et... on se donne rendez-vous dans la vie réelle. En ligne sur Meetup.com, photos à l'appui, les groupes constitués sont visibles (des fans de Zumba à Singapour, un groupe de conversation franco-anglaise à Paris, etc.).
Plus de 10 000 rendez-vous ont ainsi lieu chaque jour dans des bars, jardins, restaurants, sur l'eau, dans les airs... Pour les amoureux de la langue de Molière, le planisphère de French.meetup.com visualise ainsi les 521 groupes constitués dans 280 villes partout dans le monde qui souhaitent se retrouver pour parler français ensemble. Dans le même esprit, une multitude de communautés numériques locales émergent, comme Groupspaces, création londonienne d'Andy Young and David Langer (5 millions de membres dans 80 pays), SocialGONing,Wall.fm, etc. Retour de balancier classique après un trop-plein de vie virtuelle ? "Les internautes tentent désormais des solutions pour concilier le meilleur des deux mondes, numérique et réel", note Rémy Oudghiri.
Autre initiative futée : utiliser le temps du repas pour créer de la convivialité. Le site Grubwithus (littéralement : "faisons-nous une bouffe") a été imaginé par deux Californiens exilés à Chicago et désespérés de ne pas trouver d'amis chez qui manger. Des dizaines de milliers d'internautes sont désormais inscrits et peuvent par exemple assister à un "dîner juste entre filles" à New York le 11 octobre pour 29 dollars ou tenter le "fun with fondue" du 17 octobre à San Francisco pour 34 dollars. Le ou la cuisinière fixe un prix, que l'on règle en ligne.
Comme le résume le site, "Tout est payé, allez-y, mangez et socialisez !" Seul prérequis : se débarrasser de tout écran pour y participer... même lorsqu'on s'échappe aux toilettes. Car la planque est désormais connue : Ipsos a identifié que six personnes sur dix reconnaissent se servir "de temps en temps" des lieux d'aisances... pour se connecter.

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