dimanche 2 septembre 2012

Vivons dans l'art en attendant la mort

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 
C'est un traité de sagesse, plus que de neurosciences, que nous livre le neurologue Pierre Lemarquis, avec ce Portrait du cerveau en artiste. Puisque la mort nous attend, que la maladie d'Alzheimer (sauf découverte d'un traitement) réduira en cendres la mémoire de nombre d'entre nous, ne peut-on se tourner vers la beauté, l'art, pour attendre et même faire reculer, dans la sérénité, l'inéluctable ?
Le livre de Pierre Lemarquis s'éloigne des canons de l'essai neurologique. On n'y trouvera pas cette galerie d'études de cas singuliers dont Oliver Sacks et ses épigones se sont fait la spécialité - un genre brillamment épinglé par Richard Powers dans La Chambre aux échos (Le Cherche Midi, 2008). Les schémas du cerveau et des différents circuits activés par tel ou tel stimulus, passages quasi obligatoires de ce type de littérature, sont ici très rares. Ce n'est pas non plus un simple catalogue de la psyché des artistes, de leurs tares neurologiques et de l'influence de celles-ci sur leur oeuvre : l'auteur souligne lui-même que le musicien Maurice Ravel à lui seul a suscité une centaine d'études de ce type, et que s'y attaquer à son tour serait sans doute le signe d'un manque d'inspiration...
L'ouvrage est plus inattendu, plus touffu, plus impénétrable, avec ses longues phrases proustiennes, son érudition étourdissante, ses retours sur le même thème, infiniment modulé, qui sont comme ces variations musicales, ces folies, que Pierre Lemarquis - lui-même musicien - porte aux nues.
Aimons-nous ce que nous jugeons beau ? D'où vient le sens esthétique ? Est-il préférable d'être mentalement déficient pour être créatif ? Le beau peut-il guérir ? De questions en interrogations, cadences parfaites et parfois rompues, le thème se déploie, jusqu'au point d'orgue : l'art peut-il aider à mourir ?
Beauté = santé
Commençons par le commencement. La beauté n'est pas seulement dans l'oeil de celui qui la perçoit : elle est dans la nature même, et les animaux le savent, qui eux aussi la voient et en usent, à des fins reproductives : l'éclat des plumes du paon résume l'équation beauté = santé. Notre sens esthétique est en germe depuis fort longtemps. Les pigeons peuvent apprendre à distinguer Monet et Picasso, et par extension discerner des oeuvres cubistes et impressionnistes ; les carpes vont jusqu'à reconnaître à l'envers des mélodies de Jean-Sébastien Bach et de John Lee Hooker : nos ancêtres communs devaient déjà être câblés pour discriminer les stimuli les plus subtils. Mais déterminer ce que pense faire un singe quand il gribouille ou un éléphant quand il bat du tambour est une autre question.
Comme souvent, en neurologie, le normal est éclairé par le pathologique : l'atteinte de certaines fonctions cérébrales peut-elle libérer la créativité ? Au-delà des autistes savants, des artistes épileptiques, migraineux, de l'hypertrophie du toucher chez les aveugles, la confrontation entre hémisphères cérébraux mise en scène par Pierre Lemarquis est révélatrice : quand le gauche lâche prise, le droit libéré court à bride abattue sur les cimes de la création.
Les dentistes le savent bien : la musique adoucit l'extraction. Mozart en divin pansement acoustique, c'est scientifiquement prouvé. Le rouge n'excite pas que le taureau. Le bleu (pas seulement Klein) tempère. Et le rose ? Pierre Lemarquis propose de s'inspirer de la petite méthode du même nom pour faire profiter aux malades d'Alzheimer des bienfaits de la musique. C'est là sa coda : quand tout s'effiloche, sombre dans l'oubli, restent les échos bienfaiteurs des premières mélodies.
Portrait du cerveau en artiste,
de Pierre Lemarquis (Odile Jacob, 310 p., 23,90€).

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