mardi 10 juillet 2012

"Abstinence-only" : la psychose américaine du sexe

Le Monde.fr | 

Un partisan de l'attitude "No-Sex" à San Fransisco.
Un partisan de l'attitude "No-Sex" à San Fransisco. | Flickr/Franco Folini

Quand Paris Hilton, l'héritière controversée et très people des hôtels Hilton, avait annoncé publiquement il y a deux ans son intention de retrouver sa virginité perdue pour l'offrir à son futur époux grâce à une opération de l'hymen, les tabloïds s'étaient étonnés du virage conservateur pris par la jeune fille, rendue célèbre sur le Web par unesextape. L'histoire ne dit pas si la starlette est finalement passée à l'acte chirurgical, mais ces déclarations avaient mis en lumière l'importance accordée, par une partie au moins de la société américaine, à la virginité au mariage.
Cette culture de l'abstinence est subventionnée par l'Etat fédéral et distillée à l'école publique depuis vingt ans, particulièrement sous les deux présidences du républicain George W. Bush. Lequel, en tant que gouverneur du Texas, avait dépensé pas moins de 10 millions de dollars en 1995 dans le programme d'éducation sexuelle "abstinence-only", qui apprend aux jeunes Américains que la meilleure manière de se protéger des dangers du sexe – maladies sexuellement transmissibles (MST) et grossesses précoces –, est de rester vierge le plus longtemps possible, à défaut de pouvoir attendre jusqu'au mariage. Un apprentissage qui ne s'accompagne pas d'informations sur la contraception.
Encore aujourd'hui, les républicains restent sur cette ligne de conduite : les délégués texans se sont réunis en juin pour se mettre d'accord surleur programme 2012, notamment en matière d'éducation. Au chapitre "éducation sexuelle", on peut lire : "Nous nous opposons à toute éducation sexuelle autre que l'abstinence jusqu'au mariage."
TAIRE LA CONTRACEPTION À TOUT PRIX
Depuis 2006, la loi précise même que les programmes de promotion de l'abstinence sexuelle bénéficiant de l'argent fédéral ne doivent pas faire la promotion de la contraception, ou même présenter l'abstinence comme une forme de contraception.
Pourtant, comme le montre le think tank américain Think Progress, de nombreuses études ont révélé que les programmes prônant l'abstinence ne parvenaient pas à empêcher les grossesses précoces chez les adolescentes américaines, bien au contraire. Par exemple, le Mississippi, dont le programme public d'éducation sexuelle est celui de l'abstinence-only, avait en 2010 le plus fort taux de grossesses chez les adolescentes du pays (55 pour 1 000).

Dans les écoles publiques américaines, les enseignants parlent davantage d'abstinence que de contraception en cours d'éducation sexuelle.

En 2007, un rapport fédéral de Mathematica Policy Research présentait la conclusion de son étude sur les résultats des programmes d'abstinence en ces termes : ils "n'ont aucun impact sur les taux d'abstinence sexuelle". D'ailleurs, l'âge moyen du premier rapport sexuel se situe, aux Etats-Unis comme en Europe, autour de 17 ans. Mais alors que les jeunes Américains ont la même activité sexuelle que les adolescents européens, une étude de 2008 démontre que ces derniers sont beaucoup plus susceptibles d'utiliser des méthodes de contraception efficaces. En conséquence, le taux de grossesses précoces est dix fois plus élevé au Etats-Unis qu'en France.
"UNE PSYCHOSE TOTALE AUTOUR DU SEXE"
Le mouvement pro-abstinence s'est développé aux Etats-Unis vers la fin des années 1970, porté par les chrétiens conservateurs, désireux de peser sur le contenu de l'éducation sexuelle fournie aux enfants américains, explique Claire Greslé-Favier, doctorante en études américaines, dans son article Abstinence only ? Une politique fédérale des années 1990 et 2000.
"Au début des années 1980, on assiste à un retour de bâton complet. En conséquence de la dénonciation grandissante des abus sexuels par les féministes, de la médiatisation du sida et des grandes affaires de pédophilie, il se développe dès lors une psychose totale autour du sexe, explique la chercheuse. L'association enfant/sexe est génératrice d'angoisses."
Dans les manuels distribués en classe, le modèle donné à voir aux enfants est celui d'une société balisée selon des codes très strictes. Selon les huit points établis lors de la réforme du Welfare System de 1996 (p. 250 du PDF), il faut notamment enseigner aux enfants "qu'une relation monogame fidèle dans le cadre du mariage est la norme sous condition de laquelle l'activité sexuelle peut avoir lieu" et "que l'activité sexuelle en dehors du cadre du mariage est fortement susceptible de provoquer des effets psychologiques et physiques nuisibles".
"Dans ces manuels, le discours est très sexiste : les garçons veulent devenir des pompiers, qui vont protéger les filles. Dans le discours conservateur chrétien, les hommes sont des êtres passifs soumis à leurs passions. Les femmes, elles, n'ont pas vraiment d'envies, donc c'est à elles d'être les garantes de l'abstinence", explique Claire Greslé-Favier.
Dans un billet intitulé "The Puritans are Dead : Long Live the Puritans ?" [Les puritains sont morts : vive les puritains ?], Deborah M. Roffman, professeur d'éducation sexuelle depuis quarante ans, déplore que les jeunes Américains aient aujourd'hui accès à une éducation sexuelle "ancrée dans le XVIIe siècle". Pourtant, "en dépit de ce que la majorité des Américains croient, les puritains n'étaient pas 'anti-sexuels' ou sexuellement 'refoulés', souligne-t-elle. En réalité, ils avaient un respect très sain de la sexualité. (...) Mais ce qu'ils réprouvaient, c'était le discours public sur la sexualité." Et encore aujourd'hui, lors de ses interventions en classe, le mot "sexe" sur la banderole annonçant son cours d'éducation sexuelle est remplacé par un post-it figurant trois points de suspension...
CRISPATION SUR LA QUESTION DE L'IVG
Si la politique de l'abstinence a été portée depuis vingt ans par les puritains, le moralisme sexuel n'est pas tant une question d'appartenance politique qu'une conséquence des convictions religieuses. Dans une étude parue en 2005 dans la revue Sexologies, les chercheurs Eric D. Widmer et Judith Treas ont démontré qu'"à cause de l'importance qu'ils attribuent à la religion, les Nord-Américains sont en moyenne plus conservateurs en matière de morale sexuelle que ne le sont la plupart des peuples européens".
Pourtant, les deux chercheurs prennent bien garde de souligner le fait qu'il y a une "proportion très importante de Nord-Américains qui n'adhèrent pas aux normes du conservatisme moral" et qu'il existe "une hétérogénéité des attitudes morales aux États-Unis""Il n'en reste pas moins qu'il existe ce que certains appelleraient une minorité active, conservatrice du point de vue moral, transcendant les distinctions de classe et d'ethnicité, fortement religieuse, associée au conservatisme chrétien et, plus précisément encore, protestante. Cette minorité a sans doute jusqu'à présent compensé son infériorité numérique par son homogénéité et la simplicité de son message", concluent-ils.

En 2006, 59 % des grossesses précoces aux Etats-Unis aboutissaient à la naissance de l'enfant, tandis que 27 % des jeunes filles choisissaient d'avorter et que 14 % d'entre elles faisaient une fausse couche.

Pour Claire Greslé-Favier, la principale conséquence de ce discours conservateur et moralisateur est une crispation sur la question de l'interruption volontaire de grossesse (IVG). "Dans les années 1980, le sujet de l'IVG était facilement abordé en public, mais aujourd'hui, il devient très difficile de parler de l'avortement. Les jeunes filles préfèrent mener leur grossesse à leur terme, quitte à abandonner l'enfant", souligne-t-elle.
Si Barack Obama a fait des coupes dans le budget du programmeabstinence-only dès son arrivée à la présidence des Etats-Unis en 2009, une organisation de défense des droits sexuels, RH Reality Check, a récemment accusé l'administration Obama de tacitement approuver l'héritage de cette idéologiePour l'organisation, l'administration a "cédé à la pression politique des conservateurs et permis à une idéologie de prévaloir sur la santé et le bien-être de la jeunesse". Un enjeu politique loin d'être anodin en pleine campagne électorale.

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