mercredi 9 mai 2012

Laplanche, en signes de deuil

Disparition . Le psychanalyste post-lacanien, dont le nom fut associé à celui de Pontalis, est mort dimanche à Paris à l’âge de 88 ans.

Par ROBERT MAGGIORI
Il y a le Gaffiot, pour les latinistes, le Bailly pour les hellénistes, et, pour les analystes, le Laplanche & Pontalis. A savoir : le Vocabulaire de la psychanalyse (PUF), publié pour la première fois en 1967, maintes fois réédité, traduit dans le monde entier, et qui a constitué une sorte de base de données dont l’«exploitation» a servi à rendre plus solide le cadre de la conceptualité freudienne. Jean Laplanche est décédé dimanche, à l’hôpital de Beaune, des suites d’une fibrose pulmonaire. Il avait 88 ans. Son nom restera à jamais attaché au Vocabulaire, bien que son œuvre, composée d’une vingtaine d’ouvrages, ne se réduise pas à ce travail de référence.
Bon vivant. Né le 21 juin 1924, d’un père bourguignon et d’une mère champenoise, Jean Laplanche eût pu n’être que vigneron, et passer sa vie dans sa propriété du début du XIXe siècle, dans le village de Pommard (Côte-d’Or), ou de cet autre château, avec ses vignes, qu’il vendra en 2004. Mais à cet attachement natif et viscéral à la terre, qui en fera un bon vivant, s’ajoutent la passion pour les choses de l’esprit, qui l’orientera vers la philosophie, la médecine psychiatrique et la psychanalyse, et l’exigence morale, née dès l’adolescence lors de son adhésion à l’Action catholique, qui le conduira à s’engager dans la Résistance en 1943 puis à fonder, avec Cornelius Castoriadis et Claude Lefort le groupe (et la revue) Socialisme ou Barbarie en 1948.
A l’Ecole normale supérieure, Jean Laplanche a pour maîtres Gaston Bachelard, Jean Hyppolite ou Maurice Merleau-Ponty. Il est reçu à l’agrégation de philosophie en 1950. Il était déjà, alors, en analyse avec Jacques Lacan, qui le pousse à entreprendre des études médicales. Interne des Hôpitaux psychiatriques, il soutient sa thèse en médecine - «Hölderlin et la question du père» - en 1959. L’année suivante, le rapport qu’il présente avec Serge Leclaire au colloque de Bonneval, «l’Inconscient : une étude psychanalytique», aura un grand retentissement. Invité par Daniel Lagache, sous la direction duquel il publiera, avec Jean-Bertrand Pontalis, le dit Vocabulaire de la psychanalyse, il enseigne à la Sorbonne dès 1962. Deux ans plus tard, après avoir rompu avec Lacan, il contribue à la fondation de l’Association psychanalytique de France, dont il sera président. Il dirigera aussi, par la suite, le Centre de recherches en psychanalyse et psychopathologie de l’université Paris-VII, et lancera la revue Psychanalyse à l’université.
Mais le parcours de Jean Laplanche, figure centrale des développements post-lacaniens de la psychanalyse française, est surtout, si on peut dire, «intérieur», autrement dit marqué par une exigence à laquelle il n’a pas dérogé, une exigence de recherche, ou heuristique, qui, eût dit Jankélévitch, l’a fait se comporter, vis-à-vis du monde et des théories,«comme si rien n’allait de soi», comme si aucun «fait» ne devait échapper à la remise en question, ou à différentes «traductions». Aussi, critique lucide de Lacan, contestera-t-il également certains aspects de la théorie freudienne, considérés comme «biologisants», et donc fourvoyants. Emblématiques, à cet égard, sont les positions de Laplanche sur la question du «sexuel» (du sexual plutôt) ou de la «pulsion de mort», du fantasme, du travail du deuil, de la «situation» de la psychanalyse entre archéologie et histoire, de l’origine du fantasme et du fantasme de l’origine.
Messages. C’est cette question de l’originaire - quelque chose «qui transcende le temps mais qui reste en même temps lié au temps» - qui, dans Nouveaux Fondements pour la psychanalyse (1987), conduit Laplanche d’abord à délimiter l’espace propre de la psychanalyse, en la séparant des quatre domaines du biologique, du phylogénétique, du mécanique et du linguistique, puis à élaborer une «théorie de la séduction généralisée», sous le signe du primat de l’autre, et à considérer la pratique clinique à la lumière de la notion de «traduction». Sans doute celle-ci est-elle le label de toute l’œuvre de Laplanche. Non seulement parce que, au niveau effectif, celui-ci a supervisé pendant vingt ans l’entreprise gigantesque de traduction des Œuvres complètes de Freudaux PUF, mais parce que dans la théorie de la séduction généralisée est centrale la question de la traduction du «message énigmatique» adressé à l’enfant par l’autre, par l’adulte pourvu d’un inconscient - enfant qui dès lors est le seul interprète, ou «herméneute».
D’une façon plus générale, et apte à montrer l’originalité des théories de Laplanche, l’herméneute, ce n’est pas l’analyste, mais le Moi de l’être l’humain : celui-ci, dans l’enfance, se trouve donc confronté aux messages énigmatiques des adultes, qui sont pour lui des traumatismes supportables et maîtrisables à la seule condition qu’il soit capable de les interpréter ou «traduire». Si l’homme est en somme poussé par une«pulsion de traduction», il reste que toute traduction est toujours inadéquate, incomplète, et donc laisse un «legs» opaque, capable de menacer la cohésion du Moi. L’analyse est-elle capable de traduire le non-traduit, de le dé-lier ? Une grande partie de l’œuvre de Jean Laplanche tente de répondre à cette question. Question qu’il reprenait souvent, aussi, verre à la main, au cours de séminaires en plein air, le vendredi soir, au château de Pommard.

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