samedi 28 janvier 2012


La grande vieillesse mise en dernière demeure

ENQUÊTESeule une minorité des résidents en maison de retraite y sont arrivés de leur plein gré. Une décision qui reste difficile pour la famille et les médecins.

Par ERIC FAVEREAU


«Vous savez, ici, nous n’avons jamais de gens qui viennent en nous disant : "Je veux venir chez vous"», lâche ce jeune directeur d’un Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), situé près de Paris. Terrible aveu. Ce serait donc toujours à reculons que l’on viendrait terminer sa vie en collectivité. Comme une fatalité à laquelle on ne pourrait pas échapper.

Vieillir en institution… C’est une des questions du débat qui aura lieu, cet après-midi à Paris, au Cnam (Conservatoire national des arts et métiers), organisé par le Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin, en partenariat avec France Culture et Libération : quel lieu pour être vieux ? En d’autres termes, où les personnes âgées veulent-elle finir leur vie ? Certes, aujourd’hui on estime que près de 80% d’entre elles vont rester à domicile. Mais les autres, ont-elles le choix ? Qui décide ? Avec ou sans leur accord ?
Reclus.«Allez-vous en», tance ce vieux monsieur, 80 ans, ancien plombier d’origine polonaise. Ce jour-là, il est dans sa chambre, presque reclus. Il veut partir. Il vit dans une jolie maison de retraite près de Paris. Sur le mur de sa chambre, des photos de sa famille. Sa fille est à ses côtés, toute douce. On sent qu’elle s’est noyée dans cette histoire familiale. Que pouvait-elle faire ?«Je me suis beaucoup occupée de mes parents, mais depuis la mort de ma mère, mon père ne voulait aucune aide extérieure, sauf la mienne. Il voulait rester comme ça, chez lui. Il m’appelait tout le temps, il s’inquiétait tout le temps. Plus cela allait, plus cela devenait incohérent.» On la devine si fatiguée : «Trente fois par jour il m’appelait. Cela me faisait mal, de la peine, j’ai fait une dépression, il fallait que je m’occupe de tout. Je me suis rendu compte qu’il ne mangeait plus. J’ai essayé de le convaincre d’avoir une aide-ménagère. Cela s’est mal passé. Pour lui, je devais vivre avec lui, mais c’était impossible, mon appartement est tout petit. C’est le médecin traitant qui m’a expliqué qu’il ne pouvait plus rester seul. J’ai dit à mon père : "Tu ne peux plus rester seul." Il m’a répondu : "Oui, c’est vrai." J’ai repris : "Je vais te trouver une maison." Il m’a dit : "Fais ce que tu veux."» Et le voilà comme contraint dans un lieu où tout l’étage est fermé. Il peut aller dans le couloir, c’est tout. Il ne se croit pas dans une maison de retraite. Il pense être à l’hôpital, et bientôt rentrer chez lui. «Je le trouve un peu triste, dit sa fille, mais j’avoue que j’ai une relation [avec lui] nettement meilleure depuis qu’il est là.»
Cette fille avait-elle d’autres possibilités ? Une étude du Dr Dominique Somme, du service de gériatrie de l’Hôpital européen Georges-Pompidou (HEGP), publiée dans le bulletin du ministère de la Santé, a montré des chiffres impressionnants : sur 4 000 résidents dans 584 établissements pour personnes âgées, à peine 16% ont reconnu que «leur entrée est liée à une décision personnelle». Moins d’un pensionnaire sur deux a eu son mot à dire.«Les résidents ont le plus souvent vécu leur institutionnalisation comme un acte imposé par l’entourage où leur participation intervient assez rarement»,explicite le Dr Somme. Celui-ci note que le décideur principal de l’entrée en maison de retraite est d’abord la famille, suivie par le médecin, et, «dans 7% des cas, le résident n’a pas su dire qui avait participé à sa demande d’entrée en institution».
Ce sentiment de choix contraint se retrouve dans les enquêtes du Centre d’éthique clinique qui seront rendues publiques aujourd’hui. Comme l’avoue sans peine ce médecin d’Ehpad, «on n’a pas toujours l’accord de la personne. Dans la pratique, on est censé faire une réunion avec elle avant son entrée, mais à 80% elles ne donnent pas leur accord pour venir.» Un autre médecin coordonnateur : «Mais après, cela se tasse, la personne s’habitue, et on peut faire du travail avec elle.»
«Autonomie». Est-ce la bonne stratégie ? «On a fait une autre enquête, sur le bien-être des résidents en institution, raconte ainsi le Pr Olivier Saint-Jean (HEGP). Les résultats sont clairs : plus ils ont participé au choix de venir en institution, plus la qualité de leur vie sera importante et leur bien-être sensible.»
La question du consentement reste essentielle. Et complexe, car plus de deux fois sur trois, c’est la médecine qui impose son choix, évoquant une perte d’autonomie du résident, aussi bien physique que mentale, pour justifier l’institutionnalisation. Bref, il n’y aurait pas d’autres alternatives. A l’image de cette histoire, que ce vieil homme qualifie lui-même de «grand mensonge». Sa femme a 88 ans, diagnostiquée Alzheimer. Il raconte : «Ma femme, je m’en suis occupé, mais de plus en plus je ne pouvais plus. L’incontinence, c’est le plus dur. La changer, changer les draps tous les jours. A Paris, elle n’ouvrait pas la porte, elle ne répondait pas au téléphone.» Puis surgit cette accélération :«J’ai eu une blessure au genou, c’était la panique, je me demandais comment j’allais faire. J’ai dit à ma femme que j’allais me faire opérer, et qu’elle allait être placée temporairement. Je l’ai installée dans cette maison de retraite. Trois jours après, elle ne m’en a plus jamais parlé, ni de rien, ni de rentrer à la maison.»
De nouveau, il dit : «C’est mon grand mensonge, c’est un moyen pour éviter son retour à la maison.» S’y habitue-t-il ? «Après soixante ans de mariage, cela fait drôle à la maison. Il y a comme des fantômes qui restent. Avec ma femme on n’avait jamais parlé de ces choses-là. Si je me sens coupable d’avoir menti ? Non, triste.» Ce jour-là, sa femme déjeune avec les résidents ; elle est élégante, totalement absente. On ne sait quoi lui dire. «Oui, je suis bien, tout va bien, dit-elle. Ici, oui, c’est ma maison.»



«Ne jamais passer outre le consentement de la personne»

INTERVIEWJean-Marie Delarue, contrôleur des lieux de privation des libertés :

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Par ERIC FAVEREAU
Jean-Marie Delarue, contrôleur général des lieux de privation des libertés, s’interroge sur les conditions de placement des personnes très âgées dans les centres spécialisés.
Y a-t-il un problème de libre choix dans les maisons de retraite, aujourd’hui baptisées Ehpad (Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) ?
Oui. Je pense qu’il y a un certain nombre de personnes âgées mais aussi de personnes handicapées qui sont comme assignées à résidence. Une partie d’entre elles ont pu à un moment demander un hébergement collectif, mais cette demande ou ce souhait a pu s’effacer. Elles voudraient rentrer chez elles. Elles ne le peuvent plus. Il y a une volonté qui s’exerce ainsi contre ces personnes. Et cette volonté peut être d’origine médicale, familiale, voire administrative avec la tutelle. Et c’est un problème.
Il s’agit d’êtres en situation de grande fragilité…
Oui. Dans ces Ehpad, ce sont souvent des gens faibles, vulnérables, qui peuvent avoir de surcroît des comportements imprévisibles et hors normes. Face à eux, pour s’en occuper, nous avons parfois des personnes insuffisamment formées et en nombre trop faible. Vous avez tous les ingrédients pour que cela dérape, pour que le personnel perde patience et que les résidents payent le prix de cette impatience.
Mais comment y remédier ?
Il y a une véritable difficulté. Jusqu’à présent, pour les contrôler, il y a des inspections administratives, mais elles sont peu fréquentes, et se déroulent souvent dans des lieux où il y a des problèmes déjà pointés. Nous avons besoin de mécanismes de prévention, par exemple de personnes qui se rendent sur place et discutent pour voir si les choses se passent convenablement. Sur ce champ-là [les lieux de privation de liberté, ndlr],nous avons un savoir-faire ; nous avons des compétences, avec les inspections que l’on fait en grand nombre pendant plusieurs jours, par exemple dans les établissements pénitentiaires. Mais en principe, les gens venant volontairement dans les Ehpad, ce critère nous interdit d’y aller. Mais peut-on s’en satisfaire ?
Dans beaucoup d’Ehpad, il y a désormais un étage fermé, pour les malades dits fugueurs, comme ceux atteints de la maladie d’Alzheimer. C’est un vrai sujet. Ces malades sont souvent difficiles, les établissements sont inquiets, et ils voient leur responsabilité engagée. Et comme la vie dans le lieu collectif est difficile, le plus simple est alors de fermer les portes à clé. Cela ne diffère pas de certains lieux de psychiatrie, où des patients, hospitalisés librement, se retrouvent cependant dans des services fermés. Parce que l’on n’a pas les moyens de faire différemment. Mais il y a autre chose qui m’inquiète : aujourd’hui la tendance est de faire des Ehpad très grands, pour 120 résidents, sans personnel adapté. Le risque d’introduire des mesures sécuritaires déplacées en termes de libertés est important.
Finalement, face à la grande vieillesse, quels sont les repères pour agir ?
On ne doit jamais passer au-dessus du consentement de la personne. Il est anormal que l’on décide de la manière dont certaines personnes doivent vivre, et cela sans leur accord. Surtout que depuis la loi Kouchner, c’est un principe absolu : le consentement aux soins. L’hébergement des personnes âgées ne doit pas faire l’économie de procédures.

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