samedi 7 janvier 2012


Chefs-d'oeuvre d'art brut cherchent sauveurs

Enquête | LEMONDE | 06.01.12

BOURGES CORRESPONDANT - La Cathédrale de Jean Linard, dans le Cher, est àvendre. La Maison aux coquillages de Bodan Litnianski, dans l'Aisne, aussi. Le Village de Gorodka de Pierre Shasmoukine, dans le Périgord noir, compte ses jours. Comme Le Colossal de Danielle Jacqui dans les Bouches-du-Rhône. Chefs-d'oeuvre en péril de l'art brut, plus précisément "environnements imaginaires", en voie de disparition, voire déjà disparus. Presque tous les rescapés sont en sursis. Leur faute ? Appartenir à une catégorie à la fois à part et dérangeante de l'art contemporain.

Sauver ces monuments populaires est un combat que mène depuis quarante ans le critique Laurent Danchin, qui se considère comme un "défenseur des créateurs oubliés". Pourtant, Jean Dubuffet, le père-fondateur de l'expression "art brut", et André Breton les ont défendus. Claude Lévi-Strauss y est allé de son éclairage sur ces oeuvres de bricolage, leur conférant une valeur artistique déterminante. Ça n'a pas suffi. Ces créations souvent monumentales, mais réalisées avec de pauvres moyens, sont trop encombrantes pour les musées, et généralement fragiles, menacées par un simple coup de tempête ou un hiver rigoureux...
Conscient qu'il n'y a pas de temps à perdre, Laurent Danchin va à l'essentiel, n'hésitant pas à parler d'urgence. Il nous entraîne d'abord au fond de la forêt de Fontainebleau (Seine-et-Marne) où il avait déniché Roger Chomeaux, dit "Chomo", presque à ses débuts. L'homme avait installé là son "Village d'art préludien", que sa mort, en 1999, a laissé en semi-abandon : "Après la mort de Chomo, nous avons réussi à mettre ses oeuvres à l'abri, mais les bâtiments ne sont pas sauvés et ils sont extraordinaires."
C'est l'un de ces sites en sursis. Un autre danger le mène du côté de Dives-sur-Mer (Calvados). Vers la Maison bleue d'Euclides Ferrera da Costa, "le plus beau lieu de mosaïque d'art brut à part la maison Picassiette à Chartres". Dans cette guerre des tranchées, Laurent Danchin n'hésite pas à utiliser un lance-flammes contre le bûcher des vanités de certaines instances culturelles. "Longtemps, les directions régionales des affaires culturelles (DRAC) ont traité avec le plus profond mépris ces lieux de création. Pas assez valorisants à leurs yeux."
Cet état d'esprit a autorisé la disparition de chefs-d'oeuvre de l'art brut. Un naufrage parmi d'autres, la création du "Caillouteux" : "A Mantes-la-Ville (Yvelines), un cheminot, Marcel Landreau, avait dans les années 1960-1970 réalisé des statues extraordinaires, dont certaines, en silex, étaient animées. A la fin de sa vie, il a dû se résoudre à vendre sa maison, son oeuvre, à un acquéreur qui avait promis d'entretenir le lieu... Et qui a tout démoli au bulldozer. Landreau est mort peu après dans son village natal. De tristesse."
Les anecdotes font cortège. Le Jardin des supplices de Marcel Besse a subi le même sort du côté de Villeréal (Lot-et-Garonne). La vente en 2004 avait pourtant été assortie d'une promesse de sauvegarde... Il ne subsiste que quelques oeuvres que l'artiste avait emportées avec lui. Le Jardin de nous deux, dans les faubourgs de Lyon, à Civrieux-d'Azergues, Charles Billy l'avait consacré à l'amour partagé avec sa femme, qui l'avait aidé à réaliser l'immense porte, "une prouesse technique", selon Laurent Danchin. Les nouveaux propriétaires ont tenu ce qu'ils ont promis. Ils ont même ouvert le site à l'occasion des Journées du patrimoine. Mais ont fini par avouer qu'ils n'avaient pas les moyens de s'enoccuper...
"Que ce soient les héritiers ou de nouveaux propriétaires, tant que ces endroits ne sont pas reconnus, on ne peut rien faire. Ce sont chaque fois des questions d'ordre privé", constate Laurent Danchin, qui ne perd pourtant pas espoir : "Les temps changent et le public y est pour beaucoup. On assiste à une sorte de retour du refoulé de l'art contemporain trop intello qui ne jurait que par le rejet du pathos, de la moindre émotion. Le public vient en masse visiter ces lieux."
Le critique voudrait créer un fonds de dotation pour aider les lieux menacés. Car certains peuvent être sauvés. Les 39 statues de ciment et de matériaux de récupération du Jardin humoristique de Fernand Chatelain à Fyé ont bénéficié, en 2003, d'une mobilisation générale (et singulière) des collectivités locales et d'une astuce via l'Unesco, dont le label obtenu pour cinq ans a permis d'attendreles renforts financiers.
Et certaines institutions s'intéressent enfin à la question. Le Musée d'art moderne Lille Métropole (LaM) a ouvert en septembre 2010 une salle de 900 m2exclusivement consacrée à l'art brut, profitant de la collection que des passionnés constitués en association, l'Aracine, lui ont offerte. "Les associations peuvent jouer un rôle important", confirme Savine Faupin, conservateur du LaM, tout en confessant les limites de l'institution. "Nous essayons de récupérer des situations délicates. Mais même si les moyens étaient plus importants, des situations restent compliquées." Ainsi Jean Smilowski, dont les oeuvres récupérées in extremis au pied de la benne s'entassent dans un grenier, Arthur Vanabelle, dont la Ferme des avions, près de Steenwerck (Nord), jouxte l'autoroute Lille-Dunkerque. Les oeuvres d'André Hardy sont des miraculées, grâce à un collectionneur, Michel Leroux. Des lots de consolation...
Le galeriste parisien Christian Berst pose la question en forme de boutade : "L'art brut est-il soluble dans l'art contemporain ?", avant de défendre une position sans concession : "L'art brut est la dernière "terra incognita" de l'art, qui reste àdéfricher." Son accueil dans un musée comme le LaM ? "N'est-ce pas tout simplement un enterrement de première classe ? La muséification peut être un mausolée." Pour lui, "l'art brut est dans un ghetto depuis 1945 et les choses n'ont pas avancé d'un pouce depuis". Cette amertume est partagée par quelques blogueurs souvent passionnés, et de trop rares collectionneurs. Tous persuadés que cet art faussement mineur vaut bien des majeurs.
Patrick Martinat

Sur le Web

Le blog Les Grisgris de Sophie propose une galerie très fournie de lieux d'art brut :
artbrutetleslieuxinsolitesdesgrigris.blogspot.com.
L'association A.m.l.s. (Art marginal - Insolite - Singulier) dresse une liste de liens consacrés à l'art brut :
www.art-insolite.com/pageinsolites/pages/insolitelesliens.htm
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"Gorodka", l'univers créé il y a quarante ans près de Sarlat par Pierre Shasmoukine, est présent aussi sur Internet :
www.gorodka.com
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Gorodka, la Vacherie, et le manège de Petit Pierre

LEMONDE | 06.01.12

BOURGES CORRESPONDANT - Il y a quarante ans, Pierre Shasmoukine a créé, près de Sarlat, un univers, baptisé "Gorodka", sur les bases d'une législation moins rigoureuse qu'aujourd'hui sur les permis de construire. Son imaginaire a envahi l'espace, séduit les visiteurs, et d'autres artistes, 230 en tout. Mais les interdictions se sont multipliées, et Gorodka est désormais considéré comme zone non constructible. Du coup, Pierre Shasmoukine et ses rêves d'extension meurent d'asphyxie. Et si on ne vient pas si facilement à bout des rêves d'un créateur, on peut encore détruire son monde...

Bureau des ruines
Jean-Michel Chesné, auteur d'un jardin de mosaïques et d'une grotte à Malakoff, s'intéresse depuis une vingtaine d'années aux "architectures insolites" ou jardins "artistiques". Il a dénombré à ce jour une quarantaine de sites - sans compter "les curiosités, maisons excentriques ou réalisation d'artisans rocailleurs" - dont dix-huit ont disparu tandis qu'une douzaine subsistent dans des états "très variables".
Au chapitre des pertes, les ruines de la Vacherie : à partir de 1896 dans le quartier de la Vacherie, à Troyes, un certain Auguste Bourgoin réalise un ensemble de seize tours en pierres sèches baptisé par son créateur "Ruines publiques fin de siècle" à partir de matériaux de récupération. Un "Bureau des ruines" était réservé à la conservation de ses trouvailles hétéroclites parmi lesquelles "des hallebardes, des roues de wagonnets, des pièces de canons et des statuettes dont une de Vénus, une de Jeanne d'Arc, une autre de Napoléon et une de Garibaldi...".
Le succès des premières années 1900 passé, le terrain fut morcelé et les tours détruites les unes après les autres. Reste comme témoin ultime la plus petite, perdue sur le terrain d'un lotissement, et menacée par la pousse d'un arbuste à son pied.
Mais il y a aussi des miracles : Pierre Avezard, dit Petit Pierre, à force de rêverde mécanique en gardant ses vaches du côté de Fay-aux-Loges (Loiret), avait fini par réaliser de 1937 à 1974, un manège sur trois étages conçu de bouts de ficelles, de vieux pneus, des restes d'une carlingue d'un avion allemand écrasé... Les dimanches après-midi, de Pâques à la Toussaint, à partir de 1957, le créateur avait pris l'habitude de recevoir des centaines de visiteurs qu'il taquinait de sa cabine de pilotage.
Au début des années 1980, la route tangentielle Orléans-Châteauneuf, un peu de vandalisme et quelques hivers ont commencé leur oeuvre destructrice. Mais tandis que Petit Pierre déclinait dans sa maison de retraite de Jargeau, la Fabuloserie, d'Alain et Caroline Bourbonnais, paradis des chefs-d'oeuvre d'art brut en péril (à Dicy dans l'Yonne), s'est proposé comme refuge. Le nouveau manège transporté en 1987 fut inauguré le 26 août 1989 et Petit Pierre s'éteignit le 24 juillet 1992 avec une dernière pensée pour ses outils.
Patrick Martinat

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