samedi 10 décembre 2011


Et si les patients ne pouvaient plus payer...


Fragilisés par la récession, les Français seraient de plus en plus nombreux à repousser certains soins. Une salve d’enquêtes d’opinions est venue ces dernières semaines conforter la thèse d’une véritable épidémie de renoncements aux soins. Doit-on y croire ? Peut-on redouter le pire ? Les experts demandent à voir. Mais sur le terrain, nombre de généralistes perçoivent une détérioration de la situation.

Près d’un Français sur trois aurait renoncé à des soins au cours des douze derniers mois. Ce chiffre, issu du baromètre Europ assistance sur les soins de santé en Europe et aux Etats-Unis et publié au début de l’automne, a fait l’effet d’une bombe et a souverainement agacé le ministre de la Santé. Comment se peut-il que la population d’un pays riche comme la France, réputé pour son pacte solidaire issu de 1945 en vienne à renoncer à se soigner ? Et qui sont ces 29% de Français ? Le baromètre ne le précise pas. Mais on sait en revanche, que pour 26% des répondants, ce sont – sans surprise – les soins dentaires et les lunettes qui ont été reportés ou annulés. La méthodologie de l’enquête, cependant, « est très peu détaillée », remarque Yann Bourgueil, directeur de recherches à l’Irdes (Institut de recherche et documentation en économies de la santé), qui prend ces chiffres avec des pincettes. « L’enquête ne va pas dans le détail de ce à quoi les personnes questionnées disent renoncer. Renoncent-ils à une monture de marque ou renoncent-ils à une paire de lunettes pour un enfant qui en a besoin ? Renoncent-ils purement et simplement ou retardent-ils un soin ? On ne sait pas de quoi on parle ».

Vigilance d’autant plus accrue que dans son enquête «Santé et protection sociale» publiée en juin 2010, l’Irdes indiquait qu’en 2008, 16,5% de la population âgée de 18 à 64 ans avait déclaré avoir renoncé à des soins au cours des douze mois précédents. On est donc bien loin des 29% évoqués par Europ Assistance même s’il est vrai que, depuis 2008, la crise économique et financière est passée par là. Le mois dernier, Médiforce révêlaitune enquête inédite auprès des professionels de santé. Résultats sans appel: 53% des blouses blanches ont le sentiemnt que leurs patients repoussent certains soins. Au première loge pour observer le phénomène, les généralistes sont plus pessimistes que la moyenne : seuls 23% estiment leurs patients «acceptent comme avant les soins et traitements proposés...»

Alors, la crise s’accompagnera-t-elle d’un véritable «krach sanitaire» ? Un expert comme Jean-François Chadelat refuse de verser dans le catastrophisme. Si le nombre de bénéficiaires de la couverture maladie universelle (CMU) a significativement augmenté en 2010 (+3,3%) et devrait s’établir très prochainement à 4,5 millions de personnes, ce directeur du Fonds CMU dit ne pas constater d’aggravation de l’accès aux soins. Il considère même que la population dont il s’occupe connaît bien mieux ses droits que par le passé et que le non-recours aux soins chez les bénéficiaires de la CMU ne se constate guère que chez les récents bénéficiaires, ceux qui ne connaissent pas encore totalement leurs droits. Pour les autres, pas de souci. Ils seraient même de « bons élèves du système de santé », ayant déclaré leur médecin traitant pour 88% d’entre eux, versus 82% en population générale. En d’autres termes, pour le directeur du fonds CMU, le problème de l’accès aux soins chez les bénéficiaires de la CMU ne se pose pas, exception faite bien sûr des refus de soins, qui bien qu’ils demeurent « incontestables », n’ont pas à voir selon lui avec le phénomène de renoncement aux soins.

Médecins du monde s’en mêle

C’est une réalité toute autre que rapporte en revanche Olivier Bernard, président de Médecins du monde qui, à l’occasion de la publication du rapport annuel de l’ONG, déclare craindre le pire. Deux réalités le « préoccupent » particulièrement : parmi les populations accueillies dans les centres de l’ONG, 8% des femmes enceintes dorment à la rue , tandis que le nombre de mineurs pris en charge a augmenté de 30%. « Que ces populations passent à travers les mailles du filet de notre système de protection sociale est quand même alarmant », fustige-t-il. Et d’affirmer que les chiffres avancés par Europ assistance correspondent à ceux que Médecins du monde avait publiés l’année précédente. En 2010, en effet, lors de son précédent rapport, MdM chiffrait à 24% les renoncements aux soins des populations qui fréquentent ses centres, contre 11% en 2007. Pour Olivier Bernard, si Médecins du monde accueille en France des populations fragiles, en situation irrégulière et/ou sans logement, les réalités observées par l’ONG, à court terme, deviennent finalement celles de la population générale. D’où cette crainte d’un « krach sanitaire », renforcée par le développement des maladies de la précarité, que l’on pensait tout simplement éradiquées dans notre pays : tuberculose, rougeole, gale ne sont plus rares.

Gale, scorbut…

Les centres d’accueil des ONG ne sont pas seules à constater le retour des maladies de la précarité. Les médecins généralistes aussi. Pierre Frances, généraliste à Banyuls-sur-Mer et bénévole pour l’association Solidarité 66 qui accueille des sans domicile fixe à Perpignan, rapporte qu’il n’est plus rare de voir des cas de gale dans son cabinet. « C’est catastrophique », juge-t-il, ajoutant : « Je vois aussi des cas de scorbut, ce qui pose un gros souci puisque le diagnostic se fait sur dosage de l’acide ascorbique, un acte qui n’est pas remboursé par la Sécurité sociale ». Au sein de l’association Solidarité 66, le Dr Frances voit des personnes qui ont un travail, mais pas de logement. Mais, « en matière de santé, ils minimisent leurs problèmes, car ils ne disposent pas de complémentaire ». De même, remarque-t-il, certains retraités qui n’ont pas les moyens d’une couverture complémentaire vont se priver de soins. Un constat que fait aussi, à Saint Denis, le Dr Didier Ménard qui connait des retraités contraints de travailler au noir pour pouvoir se soigner.

Selon ce dernier, les renoncements aux soins ne sont plus à démontrer : alors qu’il fait du tiers payant, les 6,90€ demandés aux patients posent problème à certains. « Je fais de plus en plus de médecine gratuite sur la part complémentaire », remarque-t-il. De même, il assure qu’un nombre croissant de patients refuse les arrêts maladie. Il raconte : « J’ai reçu récemment une femme enceinte, à trois semaines du début de son congé maternité, en perte de liquide amniotique. Elle a refusé que je lui prescrive un arrêt de travail, au risque de perdre son bébé, pour des raisons financières ». Des anecdotes de ce type, le Dr Ménard semble en avoir à la pelle : « Les gens n’ont pas d’argent d’avance, ils vivent au jour le jour. Il y a des mères qui font des crédits revolving pour soigner leurs enfants ». Sans parler des patients qui une fois à la pharmacie, trient, avec le pharmacien, les médicaments qui sont remboursés, des autres.

Chômage et complémentaire santé

Dans un contexte tel que celui-là, le renoncement aux soins pour raisons financières semble ne faire aucun doute. Ce qui n’est pourtant pas l’avis de l’URPS médecins du Languedoc-Roussillon, à l’origine d’une étude en octobre dernier selon laquelle ce sont plutôt les temps d’attente pour obtenir une consultation qui pousseraient les patients à renoncer ou retarder des soins. Dans son enquête, 30% des personnes interrogées ont déclaré avoir du mal à obtenir une consultation chez un généraliste, contre 65% chez un spécialiste. Plus préoccupant peut-être: près d’un quart des patients renoncerait à se soigner pour cette raison, alors que seuls 3% des personnes interrogées renonceraient à des soins pour des raisons financières. Les délais d’attente, un facteur de renoncement aux soins ? « Possible », considère Yann Bourgueil, néanmoins plus sensible à la question de l’accès financier. L’augmentation de la pauvreté va augmenter les inégalités d’accès aux soins, avance-t-il. « A mesure que le chômage augmente, on peut penser qu’une certaine partie de la population ne va plus accéder à la complémentaire santé », prévient-il. C’est toute la question de la portabilité des droits qui est ici posée. Perdre son emploi signifie souvent plus de complémentaire santé. Une double peine, en quelque sorte.

Selon Olivier Bernard, cependant, la crise économique ne suffit pas à tout expliquer. Et le président de MdM de désigner comme responsables les politiques menées ces dernières années, « sans lien direct avec la crise ». «Un certain nombre de décisions politiques ont éloigné certaines populations des soins, » poursuit-il. Et de citer la mise en place d’un ticket d’entrée à l’AME (Aide médicale d’état) ; les décisions d’expulsion, notamment des Roms, qui empêchent les ONG de mener des campagnes de dépistage et de prévention de pathologies telles que la rougeole ou encore le fait que l’hébergement d’urgence soit entravé par la diminution des subventions accordées aux associations. A MdM, on attend que soient réaffirmés, à la faveur de la campagne de 2012, « le souhait d’un système de santé de solidarité et la lutte contre les inégalités sociales de santé ». Pendant ce temps, Didier Ménard continuera à « passer un temps fou à essayer de trouver des solutions financières » pour que ses patients bénéficient des soins dont ils ont besoin et Pierre Frances cherchera à faire en sorte que les SDF souffrant de pathologies cancéreuses puissent être pris en charge dans des structures d’accueil adaptées...
Dossier réalisé par Sandra Serrepuy

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