mardi 15 novembre 2011


Beauvoir et la psychanalyse : un défi réciproque
Julia Kristeva


L’accolement des deux champs, Beauvoir et la psychanalyse, m’évoque le célèbre cinéaste John Huston qui aimait à souligner la coïncidence entre l’invention de la psychanalyse et celle du cinéma. Ne voyez aucune malice dans le fait que je mette le féminisme à la place du cinéma. Seulement une invitation à penser, au-delà de la coïncidence historique entre le féminisme et l’invention de la psychanalyse, plutôt un chassé-croisé, voire un défi réciproque ? En effet, la provocante association de John Houston nous réveille  parce qu’elle pointe un impensé : ne cherchez pas à subordonner l’un à l’autre les termes en présence, reconnaissez les similitudes pour mieux apprécier l’incommensurable. Par exemple, si la psychanalyse et le cinéma ont en commun de désinhiber le désir et le fantasme, au contraire, il suffit de constater que la psychanalyse cherche à élucider là où le cinéma visa à séduire, pour éprouver les différences, l’autonomie et les limites respectives des deux arts, ainsi que leurs mises en questions réciproques. Il en va de même dans quand on rapproche Beauvoir et la psychanalyse. Je m’explique.
La coïncidence historique entre le féminisme et l’invention de la psychanalyse cache plutôt un chassé »-croisé voire un défi réciproque.Simone de Beauvoir « adore » Freud plus qu’elle ne le lit (« C’est un des hommes de ce siècle que j’adore le plus chaleureusement », écrit-elle dans Tout compte fait, Gallimard, 1972, p.206), ce qui ne manque pas de courage à une époque où la découverte de l’inconscient est encore peu connue en France (mais la professeur de philosophie en parlait déjà à ses élèves, et le Ministère n’appréciait pas vraiment). Mais, malgré les critiques qu’elle adresse à la psychanalyse dès Le Deuxième Sexe (1949), je prétends que Beauvoir puise dans la psychanalyse cette idée fondatrice du livre, qui a été comme une gifle à l’establishment, qui dérange encore aujourd’hui et qu’elle formule comme suit : le « sexe », dit-elle en substance en définissant le « point de vue de la psychanalyse » dès la p. 80 de son livre, c’est « le corps vécu par le sujet . Ce n’est pas la nature qui définit la femme : c’est celle-ci qui se définit en reprenant la nature à son compte dans son affectivité ».
En reprenant et en affirmant ainsi ce qui demeure essentiel à la découverte freudienne, c’est-à-dire la refonte du dualisme métaphysique corps/âme, chair/esprit, nature/culture par la promotion du « sexe » au rang d’une « psychosexualité », Simone de Beauvoir se montre davantage complice avec Freud que ne le sont maints phénoménologues qui, avec Heidegger, accusent le docteur viennois de « biologiser l’essence de l’homme ». Il n’en reste pas moins que cette adhésion profonde et comme immédiate n’empêche pas Simone de Beauvoir de cultiver une constante ambivalence à l’endroit de Freud et du freudisme. Elle va jusqu’à ranger la psychanalyse parmi « les religions » (Ibid., p. 80) ; elle accuse Freud de « ne connaître la femme qu’à travers des cas cliniques » (Tout compte fait, p. 618) ; de réduire la théorie freudienne de l’Œdipe à une compétition entre organes génitaux (vagin et clitoris d’un côté vs pénis divinisé en phallus de l’autre) ; d’oublier le sens symbolique de la fonction paternelle, si fondamentale en particulier chez le « second » Freud (cf. Totem et Tabou est évacué parmi les « étranges romans » ; à signaler encore cette étrange incompréhension du « progrès » que représente pour Freud la religion paternelle et la spiritualité intellectuelle du judaïsme selon Moïse et le monothéisme, in DS, p. 89) , etc. Toutes ces simplifications devaient nourrir la ruée d’un certain féminisme, notamment aux USA, contre la psychanalyse. Mais a contrario elles ont suscité aussi des mouvements qui tentent de s’informer de l’actualité psychanalytique et qui devaient conduire en France à la naissance de Psychanalyse et politique.
En définitive, et bien plus qu’une féministe outrée par la castration originelle de la femme (vaste continent qui n’a pas fini de réunir et de diviser les techniciens de la clinique et de la théorie freudienne et postfreudienne), c’est la philosophe phénoménologue qui, sous la plume de Simone de Beauvoir, se dresse contre ce qu’elle pense être une « absence de l’intentionnalité originelle de l’existence » chez Freud, ou encore son « refus systématique de l’idée de choix » (Ib., p. 88) pour lui opposer Adler. L’architecture complexe de la vie psychique selon les deux topiques de Freud (inconscient-Ҫa ; pulsion-affect-désir ; narcissisme-identification-Idéal du Moi-Surmoi, etc.) ne semblent ni connu ni prise en compte par la théoricienne. Ce serait pourtant lui faire un mauvais procès, et injuste pour son œuvre, que de l’entraîner dans un débat sur les fondamentaux de la découverte de l’inconscient.
Car les « fondamentaux » résident, pour Beauvoir, dans son engagement à élucider et promouvoir la liberté existentielle des femmes au cœur d’un contexte historique précis. Pour ce faire, elle remanie le discours phénoménologico-existentialiste lui-même, en empruntant à divers discours libérateurs, la psychanalyste trouvant dans cette recomposition une place de choix précisément : mais un choix que Beauvoir assimile à sa personnalité à elle, pour l’intégrer dans son combat à elle. 
Je ne m’engagerai donc pas dans des objections qui sont à l’évidence faciles à lui adresser après coup, aujourd’hui, quand la recherche psychanalytique (loin de se limiter à Freud, mais en développant sa découverte avec et après Lacan, Klein, Winnicott et quelques autres) ne cesse d’expliciter et de développer les ouvertures freudiennes en matière de sens, désir, différence sexuelle et finalités éthiques.

Tout compte fait, des rêves
Je prendrai une autre voie, en relisant d’abord avec vous ce cadeau inattendu et surprenant que Simone de Beauvoir nous a fait au détour de Tout compte fait (1972) : vingt pages de récits de rêves ! « Je veux parler d’un domaine que je n'ai jamais abordé: mes rêves. C'est une des diversions qui m'est le plus agréable /…/ ».

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