dimanche 23 octobre 2011

Savoir lire, écrire, compter et prendre la parole
Point de vue | LEMONDE.FR | 20.10.11 

Souvent, à longueur de colonnes, les débats sur l'éducation opposent les "pédagogistes" et les "partisans des savoirs", schématisant des querelles qui fontoublier la réalité de la classe, le concret de ce qui est enseigné et de ce qui ne l'est pas. Ainsi en est-il de la prise de parole en public, grande absente des débats sur le contenu des enseignements.


L'objectif de savoir lireécrirecompter a eu ses vertus au XIXe siècle et a utilement accompagné l'apprentissage scolaire des 5 millions d'enfants de l'école primaire. Au début du XXIe, siècle se contenter de ce triptyque est devenu réactionnaire. Il faut bien sûr continuer à savoir lireécrire et compter ; mais, dans les études et la vie professionnelle, c'est la maîtrise de l'oral qui fera la différence. Or, la prise de parole en public n'est enseignée en tant que telle à aucun moment scolaire, de la maternelle jusqu'au bac.
Parfois, des discours de façade, à droite comme à gauche, laissent croire que cette maîtrise de l'oral par chaque élève est une préoccupation d'ordre public. On se félicitera que tel enseignant ait inauguré un atelier théâtre dans le collège ou le lycée, le mercredi après-midi ou le vendredi soir… On proclamera à qui veut l'entendre que l'enseignement des langues est une priorité nationale, que l'élève français doit pratiquer l'anglais à l'oral, dès les plus petites classes.
Le professeur passionné avec son atelier théâtre pour dix ou vingt élèves est le parfait alibi qui permet au système éducatif de ne pas avoir de politique en la matière pour les 1 000 autres de l'établissement. L'apprentissage des langues vivantes se fait bien souvent dans des classes surchargées ; de la sixième à la terminale, on a pu calculer le temps durant lequel l'élève a, chaque année, la possibilité de s'exprimer en anglais : il se compte en minutes ! Pour ceux qui voudraient encore s'illusionner sur la reconnaissance de l'oral par l'éducation nationale, il faut considérer les épreuves finales censées couronnerl'aboutissement des apprentissages : foin ! Les derniers masques tombent : l'évaluation des langues vivantes en terminale se fait… à l'écrit, moins complexe et coûteux à organiser que l'oral.
Au début du XXIe siècle, le triptyque pédagogique, à la rhétorique rassurante, dulireécrirecompter, sonne une sainte-trinité de la reproduction sociale, de la docilité, et d'un certain immobilisme intellectuel.
Reproduction sociale : à partir du moment où l'enseignement de la parole en public ne s'opère pas sur les bancs de l'école, c'est hors du temps scolaire qu'il peut – ou non – se faire. Avantage aux enfants bien nés, dont les parents maîtrisent le verbe, ont une place dans la société, un usage développé et subtil de la parole sociale. L'apprentissage par l'écoute et le mimétisme peutfonctionner à plein. Aux autres dont les parents n'ont pas de livres à la maison, dont le vocabulaire se limite à quelques centaines de mots, il leur faudraramasser quelques miettes de cet apprentissage si particulier, au détour de milliers d'heures de classe portant sur d'autres sujets, le plus souvent malgré soi, dans la timidité et le manque de confiance en soi. Pour parvenir finalement au même niveau de maîtrise ou de non-maîtrise que celui des parents.
Docilité : on continue de préférer l'élève écoutant servilement la parole du maître et absorbant les savoirs plutôt que celui qui débat et affronte l'écoute et le regard des autres.
Immobilisme intellectuel. On pourrait penser que ne pas enseigner les fondamentaux de la prise de parole résulte d'une politique délibérée visant àgarantir les privilèges intellectuels et culturels de ceux qui dominent socialement. C'est une hypothèse envisageable. Il est possible aussi que la réalité soit plus pathétique encore et que la prise de parole en public ne soit pas enseignée en tant que telle, non seulement parce qu'on craindrait qu'elle représente un trop grand pouvoir aux mains de tous, mais aussi parce qu'on ne sait pas l'enseigner.
Les maths, le français, la physique, etc., toutes matières disciplinaires de l'université et sur lesquelles on a calqué les programmes de l'enseignement secondaire, on sait faire – ou à peu près. L'enseignement de la prise de parole, non. Il serait pourtant simple. Il se fonde sur un art qui pourrait être très ouvert socialement et, en demandant peu de pré-requis culturels, serait aisément partageable par le plus grand nombre.
Il s'agit, par des exercices précis, d'approfondir la conscience et la maîtrise de son corps qui est l'instrument oratoire, comme le stylo et les règles d'écriture, le clavier et les logiciels informatiques sont les outils de l'écrit. Il suppose detravailler la gestion de son stress, la capacité à dire et à être en relation avec son auditoire, à la croisée des arts de la scène, du savoir-être et des savoirs.Apprendre le plaisir de parler. Au fil du temps, nouer avec le cercle vertueux de la confiance en soi et de l'apprentissage de l'altérité qui écoute, conteste ou contribue. Le débat, l'exposé, la prise de risque d'être soi devant les autres, on persiste à ne pas vouloir les enseigner. A qui profite la béance ?

Cyril Delhay a auparavant enseigné en Zone d'éducation prioritaire puis a été pendant dix ans responsable des programmes "égalité des chances" à Sciences Po. Il, avec Hervé Biju-Duval, Cyril Delhay et Michel Hulinest (illustration), coauteur de Tous Orateurs (Eyrolles, 2011).

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