dimanche 25 septembre 2011


Euthanasie : pour une médecine humaine et responsable

Par VÉRONIQUE FOURNIER Cardiologue, directrice du Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin , DENIS BERTHIAU Juriste


L’affaire récente de Bayonne m’évoque ce que nous avons souvent entendu au cours du travail que nous venons de terminer au Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin à Paris. A savoir ce que disent attendre de la médecine, au moment de leur mort, les personnes de plus de 75 ans : un message auquel nous ne nous attendions absolument pas…

En janvier 2009, nous avons lancé une étude auprès de 200 personnes âgées de plus de 75 ans, malades ou non, dépendantes ou non, vivant chez elles ou en maison de retraite, pour savoir ce qu’elles pensaient du dispositif des «directives anticipées», introduit en 2005 par la loi Leonetti et les autorisant, comme tout un chacun, à écrire ce qu’elles souhaiteraient qu’il soit décidé pour elles au moment de leur fin de vie. L’objet n’est pas ici de dévoiler les résultats de l’étude qui seront présentés pour la première fois lors d’un colloque organisé le 11 octobre, à la MGEN à Paris, en partenariat avec Libération et France Culture. Il est d’évoquer plus spécifiquement trois d’entre eux.

Le premier est que tous ceux que nous avons rencontrés, quasi sans exception, expriment fortement qu’ils veulent vivre et vivre encore, résolument, quels que soient leur âge et leur état de santé.

Le deuxième est que la très grande majorité d’entre eux ne veulent pas entendre parler d’euthanasie, au sens où on l’entend usuellement d’un droit ouvert permettant d’obtenir, en tant qu’homme libre, une aide active à mourir de façon anticipée, à son heure et en toute conscience. 

Pour autant, et c’est le troisième message intéressant ici, ils sont nombreux à dire clairement qu’ils souhaiteraient que la médecine, au bout du bout, le jour où elle n’aura vraiment plus rien à leur proposer, quitte à ce qu’ils soient déjà inconscients et dans l’incapacité de s’exprimer, prenne sur elle de précipiter les choses en douceur.

Pourvu que je tombe sur un médecin qui aura assez d’humanité pour cela, disent-ils ! Et beaucoup d’entre eux ni ne considèrent qu’il s’agit vraiment là d’euthanasie ni ne veulent écrire de directives anticipées dans ce sens : ils ont bien trop peur qu’elles servent alors de blanc-seing aux médecins pour arrêter prématurément le combat ! Certes, tous n’expriment pas cela. La plupart éludent le sujet, le tiennent à distance, disent qu’il n’y a rien à en dire et que l’on ne peut rien anticiper. D’autres expriment qu’ils sont contre toute forme de précipitation, ils sont souvent de fervents adeptes des soins palliatifs - mais ceci n’est pas toujours exclusif de cela.

Enfin, il y a aussi ceux qui sont militants de l’Association pour le droit à mourir dans la dignité, ou proches de ses thèses ; mais même ceux-là, poussés dans leurs retranchements, sont près d’un tiers à dire qu’ils aimeraient ne pas avoir à aller jusqu’à devoir s’exprimer in ultime pour demander la mort. Et tous ceux qui espèrent que quelqu’un acceptera de précipiter au dernier moment le cours des choses utilisent les mêmes arguments : mieux que personne, la médecine sait quand cela ne vaut plus la peine de continuer, c’est son métier ; c’est elle aussi qui est la mieux placée pour savoir comment faire partir les gens en douceur ; il devrait donc faire partie de son travail, de ses «bonnes pratiques», d’accepter de faire cela aussi, en plus du reste, pour ceux qui le souhaitent…

Somme toute, ce qu’ils demandent n’est-il pas assez proche de ce qu’aurait fait pour ses patients le docteur Bonnemaison de l’hôpital de Bayonne - et de ce qui du reste se fait régulièrement dans nos hôpitaux, sous une forme ou sous une autre ? Et sommes-nous sûrs qu’il soit moralement si condamnable de répondre positivement à de telles demandes, si tant est que l’on n’y réponde pas seul, ce qui est probablement le moindre des garde-fous indispensables ?

C’est vrai que le débat se profilerait alors de façon radicalement différente de celle envisagée jusqu’ici. Nous serions loin de l’euthanasie-liberté, choisie par plusieurs de nos voisins européens, et consistant à ouvrir la possibilité de mettre fin à la vie d’une personne qui le demande, après mûre réflexion, au nom de sa liberté, ou de l’euthanasie-exception à laquelle il ne pouvait être fait appel que pour des cas dramatiques et rarissimes, proposée par le Comité consultatif national d’éthique il y a quelques années.

Se pourrait-il que le débat sur l’euthanasie en France devienne celui ouvert par l’affaire de Bayonne ? En effet, à en croire les résultats de notre étude récente, comme ceux du dernier sondage sur «Les Français et l’euthanasie» réalisé par l’Ifop pour Sud Ouest du 17 au 19 août, il semblerait bien que ce soit ce type d’euthanasie qui rencontre l’écho le plus large dans la population : une euthanasie banale, quotidienne, confiée à une médecine en qui on a confiance, une euthanasie accordée à la toute fin d’une vie, comprise comme une libération offerte, au nom de ce qu’on appelait autrefois le «paternalisme médical», c’est-à-dire à l’inverse exactement du mouvement qui a porté les législations ailleurs.

Y aurait-il sur la question une spécificité française et comment la comprendre ? Une hypothèse pourrait être que l’équilibre entre l’individu et le collectif soit particulier chez nous. Nous serions comme imprégnés d’une tradition d’allégeance à la règle collective. Gageons qu’il y a encore du chemin avant que les Français fassent de l’euthanasie une revendication de l’individu au nom de son autonomie.

Aujourd’hui, leur principale attente est ailleurs : dans une loi qui autorise, au nom de la solidarité collective, la médecine à être à la fois humaine mais aussi responsable, jusqu’au point de précipiter in extremis leur mort, pour leur épargner d’ultimes souffrances, et peu importe avec quel produit pourvu que la fin soit douce. Est-ce possible ?

 Et si on parlait plutôt de la fin de vie ?
Par PHILIPPE BATAILLE Sociologue, directeur de recherche à l’EHESS (Cadis-CNRS)

Lors de la médiatisation de l’affaire de Bayonne, de nombreux contrastes sont apparus. Retenons en trois qui font s’interroger sur le devenir de la loi Leonetti dans la gestion médicale de la fin de vie. Cette loi autorise à «laisser mourir» un patient qui le souhaite en arrêtant tous les traitements, puis en arrêtant l’alimentation et l’hydratation si le corps survit à l’arrêt des traitements. Sa mise en œuvre a favorisé le développement des soins palliatifs qui font désormais autorité pour prendre en charge la mort à l’hôpital.

Mais il faut savoir plusieurs choses. D’abord, sur plus de 500 000 décès par an en France, quelque 200 000 ont lieu dans des activités cliniques reliées à l’urgence, notamment en réanimation. Dire que 80% des décès se produisent à l’hôpital masque les circonstances dans lesquelles ils se produisent. Qui s’est soucié de cette femme parvenue au terme de son existence, d’un âge très avancé, évidemment affaiblie, qui ne réclame rien de plus, dans un ultime filet de voix, que la possibilité d’uriner, et que l’on retrouve morte et inondée lorsqu’on se penche sur son brancard, à l’exact emplacement où elle fut déposée quelques heures plus tôt par un ambulancier. Des cas comme celui-ci sont quotidiens.

Retenons alors qu’il n’existe pas d’offre de soins réels, et surtout pas palliative, pour ceux qui rejoignent l’hôpital au seuil de leur mort. Nul ne peut plaider le manque de moyens palliatifs, car le mourant déjà à l’agonie qui arrive aux urgences n’intéresse pas ces services qui affirment ne pas être une médecine du mourant.

Un second contraste étonne. Que n’a-t-on pas entendu sur le caractère isolé du geste du médecin ? Le suicide de son père, médecin lui aussi, a suscité le doute sur son propre équilibre psychologique et sa compétence de médecin. En même temps, plusieurs centaines de ses collègues se sont rassemblés dans le hall de l’hôpital de Bayonne pour lui apporter leur soutien. Et les familles concernées par la mort d’un des leurs n’ont toujours pas porté plainte.

Que faut-il penser ? La justice le dira. Admettons malgré tout la faiblesse de l’argument de l’acte irraisonné, voire de la manifestation d’une pathologie souterraine ou de la transcription médicale d’un rapport personnel à la mort. La spontanéité avec laquelle diverses manifestations et pétitions de soutien à l’urgentiste ont fleuri détruit plus encore l’impression d’une hérésie. Le soupçon du désordre psychologique nous rappelle que c’est toujours le cas pour ceux qui envisagent de se soustraire à l’agonie, ce temps de la mort que les soins palliatifs réhabilitent.

Pourquoi soupçonner d’intentions mortifères celui qui envisage le décès d’un être qu’il aime profondément, ou pourquoi traiter de suicidaire le candidat à la dispense de l’agonie ? Le silence des familles de Bayonne demeure sur ce point bien troublant. Supposons qu’elles entretiennent leur paix personnelle du travail de deuil qui était à l’œuvre. Mais à quelles conditions favorise-t-on le deuil de ceux qu’on laisse derrière soi au moment de mourir ? Et qu’y peut l’hôpital puisque c’est dans ses bras que nous mourons presque tous ?

Sur ce point, les soins palliatifs ont d’évidence une réponse défaillante qui promeut la culture de l’agonie à laquelle n’adhèrent pas les Français qui en financent pourtant l’activité.

Dans l’affaire de Bayonne, un troisième contraste interroge. Pourquoi les premières interventions politiques du gouvernement n’incitent-elles à ne parler que d’euthanasie, pour en condamner précipitamment la pratique avant que l’on sache très précisément ce qui s’est passé, sans plus parler de la fin de vie alors que c’est aussi la question ? Comment meurt-on en France lorsqu’on est orienté vers des services d’urgence à la toute fin de sa vie ? Parlons de l’euthanasie après l’élection présidentielle, propose Jean Leonetti, actuel ministre des Affaires européennes. C’est à n’y rien comprendre. Que n’a-t-on pas organisé ce débat avant et pourquoi pas maintenant puisque des candidats ont déjà fait des propositions sur ce sujet ?

Ces incohérences s’expliquent si l’on admet que le masque tombe. La réalité est que la loi Leonetti sur la fin de la vie est devenue le protocole Leonetti d’arrêt de vie. On ne peut s’entendre sur sa mort avec un médecin que s’il pratique le «laisser mourir». Avec ce cadre juridique devenu protocole de médecine depuis peu, il arrive qu’on arrête l’alimentation et l’hydratation de grands prématurés de moins d’un kilogramme.

Le protocole Leonetti (arrêt de l’alimentation et de l’hydratation) s’applique aussi à des patients atteints d’une pathologie évolutive qui sont parvenus au bout de leur lutte personnelle et qui réclament que «cela cesse», ne souhaitant pas voir la maladie les «dévorer», selon leurs propos que j’ai recueillis dans un service de soins palliatifs. Ce protocole est-il appelé à s’étendre à des vieillards à l’agonie dont le corps ne s’éteint pas ?

On doit, c’est une évidence, faire preuve d’humanité envers ceux qui ont lutté contre la maladie et la mort, et envers leurs proches. Cette humanité, n’est-on pas en droit d’espérer qu’elle offre un accompagnement vers la fin de vie qui soit autre chose qu’une proposition d’affamer et d’assoiffer jusqu’à ce que mort s’ensuive ?

Ayant compris l’équation de la mort à l’hôpital, nombre de vieillards ou de malades hésitent désormais à s’engager dans des soins dont ils savent qu’ils ne sortiront plus ou, à l’inverse, s’obstinent à en recevoir plus encore, mais en espérant finalement mourir de l’effet secondaire ou délétère de l’un d’entre eux. Pour beaucoup, mieux vaut mourir aux urgences qu’au terme d’une agonie dont ils ne veulent pas.


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