dimanche 11 septembre 2011


Ethica sexualis : Spinoza et l’amour

de Bernard Pautrat


Ethica sexualis : Spinoza et l'amour

Présentation de l'éditeur
L’éthique étant cette partie de la philosophie qui s’emploie à dégager la formule de la vie bonne ou de la vie heureuse, et la sexualité et l’amour étant des expériences centrales qui concernent chaque homme et chaque femme, on attend de toute éthique qu’elle nous dise comment vivre et bien vivre notre sexualité. Or le monumental traité de Spinoza intitulé Éthique observe sur la question une espèce de silence : s’il est disert sur l’Amour, le sexe y demeure caché. Mais caché ne veut pas dire absent, et l’objet du présent ouvrage est de mettre au jour ce qu’on pourrait appeler la "géométrie" de l’amour sexuel et, par voie de conséquence, les principes de "la bonne vie sexuelle". Pour ce faire, l’auteur considère une "histoire d’amour" entre deux individus quelconques, dans toute sa banalité quotidienne, et entreprend de la comprendre à la lumière de la conceptualité mathématique énoncée abstraitement dans les théorèmes du traité. Il constate alors que Spinoza nourrit à l’égard de ce qu’il nomme "l’amour ordinaire" une méfiance constante, et que la vraie voie et la bonne vie consistent, autant que faire se peut, sinon à tout à fait s’en passer, du moins à le dépasser en accédant à un autre Amour, entaché d’aucun des "vices" de l’amour ordinaire, un Amour éternel, indestructible et suprême, l’Amour envers Dieu. Au terme de quoi l’on peut bien affirmer que la doctrine de Spinoza n’est pas seulement une machine à tuer les "passions tristes" (ce qui vaut à ce penseur la faveur d’un large public), mais qu’elle a également pour cible, à égalité, les "passions joyeuses", celles-là même où nous tous, ignorants que nous sommes, croyons trouver la clé de la vie heureuse.
Mais pourquoi Spinoza, résolument hostile à tout idéal ascétique, observe-t-il une telle méfiance à l’égard de l’amour ?
Lire la suite ici




Spinoza, coït de neuf avec l’«Ethique» ?
CRITIQUE Bernard Pautrat revisite le traité du philosophe et son approche de la sexualitéPar ROBERT MAGGIORI

Papillonnages et dévergondages, séduction compulsive, amours réglés, amours déréglés, célibat, union libre, «mariage fidèle, mariage infidèle», chasteté obligée ou voulue : chacun vit comme il veut, ou peut, sa sexualité. Mais nul n’évite de se demander si le choix qu’il fait, ou la nécessité à laquelle il est soumis, sont les chiffres de la «vie bonne» qu’il souhaite. Vivrait-on sa sexualité de la façon la plus «animale», on ne se rendrait pas pour autant sourd à la «petite voix» de la conscience morale, qui me conseille de vérifier si ce que je fais est «bien» ou «mal». A l’inverse, aucune éthique cherchant la «droite règle de vie» ne peut faire l’impasse sur la sexualité, qui «n’est pas un détail» dans l’existence. Si, animé du souci moral, on s’avisait d’aller chercher quelque conseil dans les éthiques historiquement constituées - stoïcisme, épicurisme, christianisme… -, on se trouverait devant une littérature quasiment infinie. On pourrait lire Epicure, Platon, Schopenhauer, Freud, Sade, les utopistes, Campanella ou Fourier, chez qui les activités sexuelles sont réglées à la minute, Lucrèce bien sûr, qui dit «ce que sont le désir, le coït et l’amour» et «prône aux hommes la satisfaction simple et rapide avec les Vénus de carrefour», Augustin, qui eut un enfant avant d’être saint, Thomas d’Aquin qui, de l’«acte de chair», trace «le cadre où il peut et doit s’exercer» - ou mille autres.

Passions. Mais qui aurait l’idée de consulter l’Ethique de Spinoza, pourtant la plus magnifique ? C’est que, «dans le prodigieux traité spinoziste», le sexe est bien discret. Et dans la vie de Baruch Spinoza, il n’est pas davantage présent : on ne lui connaît ni passion, ni amourette, ni amant, ni maîtresse… Mais peut-être se trompe-t-on. C’est l’avis de Bernard Pautrat, qui publie Ethica sexualis. Spinoza et l’amour : «Discrétion signifie parfois insistance extrême, voire dissimulation. Notre opinion est que le sexe est bien là dans l’Ethique, mais caché. Pas assez, pourtant, pour qu’on ne l’y débusque.» Avant Bernard Pautrat, un autre grand spécialiste, Alexandre Matheron, avait déjà (dans Anthropologie et politique au XVIIe siècle, Vrin 1986) «reconstitué pas à pas la doctrine de la sexualité, et de la bonne vie sexuelle, qui se trouve comme en creux dans le système» de Spinoza. Il était parvenu au résultat qu’il y a, chez celui qu’on considère comme le héraut de la joie et l’exterminateur des passions tristes, un bon sexe, une sexualité rationnelle et heureuse, et qu’il avait «vécu sa misère sexuelle avec discrétion, comme un inconvénient inévitable dû à des circonstances de fait». A partir du même «matériau textuel», qu’il connaît par cœur (pendant vingt ans, il a animé à l’Ecole normale supérieure un séminaire sur l’Ethique, dont il est le traducteur), Bernard Pautrat dessine une autre piste : si, chez Spinoza, «la bonne vie sexuelle est possible, elle doit être "difficile autant que rare" ; au bout du compte, mieux vaudrait, tout simplement et si possible, s’en passer».

Rappeler ces conclusions ne rend pas compte de la richesse d’Ethica sexualis, dont chacun, et pas seulement les lecteurs avertis de Spinoza, peut tirer profit quant à l’approche évidemment non prescriptive d’une vie amoureuse (des amours les plus enracinés dans le corps aux amours spirituels, et à l’amour de Dieu, c’est-à-dire, chez Spinoza, de la Nature) qui soit sentimentalement, sexuellement et éthiquement satisfaisante. Avec une belle dextérité, Pautrat surfe entre les démonstrations, les propositions, les corollaires, les scolies du texte spinozien, afin de recueillir tout ce que le philosophe a pu dire de l’amour, de l’amor meretricius [meretrix, prostituée], des étreintes, du «Chatouillement» (titillatio), de la lubricité, du désir, du mariage, de la chasteté, de la jalousie, et pouvoir ainsi répondre à la question : «Comment l’homme qui vit sous la conduite de la raison vit-il sa libido, à savoir son "désir de s’accoupler aux corps", ou encore son "désir de coïter" ?» La réponse la plus convenue serait que l’homme guidé par la raison aime avec raison, «en prêtant peu d’attention à l’apparence ou beauté de la chose aimée, mais la plus grande attention possible à la liberté de l’âme [animus], la sienne et aussi celle de cette autre chose», et qu’il est «animé du désir d’engendrer, de procréer des enfants et d’en faire, par une éducation sage, des sages». Dans ce cas, «le sage épouse». Cela se défend.

«Mais c’est un fait que Spinoza ne l’a pas défendu.»
Savait-il l’impossibilité d’aimer avec modération, de rendre docile l’échange charnel ? Voici ce qu’il dit des cinq affects où joue «un Amour ou Désir immodéré» : «l’Ambition est le désir excessif de gloire», «la Gourmandise est le Désir immodéré, ou même l’Amour, de manger», «l’Ivrognerie est le Désir immodéré et l’Amour de boire», «l’Avarice est le Désir immodéré et l’Amour des richesses», «la Lubricité[Libido] est également Désir et Amour de s’accoupler aux corps». Que note-t-on ? Que la Libido n’a pas besoin d’être dite «excessive» ou «immodérée» : elle l’est en soi. Aussi, quand les autres affects peuvent être «sauvés par la raison» - laquelle nous fait boire sans être ivrognes, manger sans être gourmands, avoir un peu d’argent sans être avare… -, la Libido, elle, avec ou sans excès, reste telle. «D’où la difficulté qu’on éprouve à trouver cet éventuel "bon sexe" : le sexe modéré, qui serait le bon, serait encore le sexe, c’est-à-dire immodéré puisque modéré et immodéré revient, d’une certaine façon, au même.»

Surcroîts. Certes Spinoza ajoute qu’une «puissance de l’âme» peut malgré tout arriver à maîtriser la Libido : la Chasteté, ou la Béatitude qui en est la forme suprême. Mais s’en tient-il à cela ? Pas sûr : l’enquête n’en est qu’au début. Il faut encore aller farfouiller, entre autres, du côté de la jalousie, ou de la haine. On découvre des cercles bien vicieux : s’il faut désespérer de l’amour qui, promis à la Tristesse et au Regret, produit des surcroîts de haine, il convient d’espérer de la haine, qui produit des surcroîts d’amour, lequel… sera d’autant plus fort que la haine aura été grande… Que faire ? Oublier, liquider la sexualité ? «S’unir à Dieu» et, «muni de cette jouissance», ne désirer même plus ne plus désirer ? Diantre, il s’agit de Spinoza, «le penseur du corps, du désir et de la joie» ! On n’est pas au bout des surprises… Et si le philosophe avait tenu aussi à se débarrasser des passions joyeuses, n’en ayant, dans sa vie affective et sexuelle, connu aucune ?

Vraiment ? Et Clara Maria, la fille de François Vanden Enden chez qui, à Amsterdam, Baruch devait apprendre le latin ? Son biographe, Colerus, dit qu’il en était amoureux, avait dessein de l’épouser, et était jaloux d’un condisciple, un certain Kerkering. A Clara Maria, Spinoza offrit «un collier de perles d’une valeur de deux ou trois cents pistoles», on n’en sait pas plus. Ce qu’on sait, c’est que Clara Maria épousa ledit Kerkering.




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire