mercredi 27 avril 2011

«La Pecora nera» : L’être timbré
Par OLIVIER SÉGURET

Critique20 avril 2011

L’Italien Ascanio Celestini explore les visions fantasques d’un jeune homme interné.
DR

A quoi servent les fous ? Et d’abord qui sont-ils ? A ces questions posées de toute éternité, les réponses ont varié selon le prisme qu’offraient les époques, les situations et les sociétés. Les variations sont d’ailleurs si amples parmi ces réponses que l’on a pris l’habitude de les tenir pour des informations plus fiables sur les sociétés elles-mêmes et l’état de leurs mentalités que sur les fous qui les suscitent.


Maintes fois reproduite depuis Michel Foucault, cette démonstration s’exprime avec une force nouvelle et une forme fraîche dans la Pecora nera («le mouton noir»), troisième long métrage du méconnu touche-à-tout italien Ascanio Celestini. Mouton noir, brebis galeuse, vilain canard : la Pecora nera nourrit dans son titre une ambiguïté constitutive et profitable. Une métaphore animale pour dire un rejet humain. Le film suit la vie enfermée, psychiatrisée, ostracisée et pourtant lumineuse comme un miracle, d’un petit Nicola fort troublé, depuis son enfance jusqu’à un âge très adulte, bien que cette catégorisation, dans son cas, soit de peu d’intérêt. Mais la dureté réelle de cette vie, la crise affective grave qu’elle produit sont amorties en permanence par l’enfant lui-même, plus tard l’homme, et par son verbe abondant et suprême, son humour et la narration qu’il donne, off et in, de son existence.


Logorrhée.
En accoutrant le réel de ses propres fables, l’enfant Nicola en donne une version codée,
construite autour de refrains obsessionnels : il connaît les Martiens, cultive une fibre scato enfantine, offre une personnalité attachante où se mêlent l’espièglerie et l’émotion. Si c’était à nous de juger, on ne le décréterait pas plus fou qu’un autre. Singulier, oui. Et certainement blessé. Mais qui ne l’est pas ? Le metteur en scène joue lui-même le personnage de Nicola dans son état adulte et c’est donc sa voix qui fait le travail off de longue haleine par lequel se déroule le ruban étourdissant du langage de la Pecora nera. Rien de bavard, ni de hasardeux dans cette logorrhée, au contraire.


Formé à l’enquête ethnologique, puis sociologique, Celestini est un missionnaire de l’oralité. Sa méthode de prédilection, qu’il s’agisse de ses créations théâtrales (la Pecora était à l’origine une pièce) ou de ses documentaires, est en soi une profession de foi : l’entretien. Il recueille, enregistre, documente et construit à partir de ces matériaux un récit qui est une sorte de montage en forme d’horlogerie des discours et dont lui seul a la clé. C’est donc à la fois beaucoup de contraintes et beaucoup de liberté que s’impose et s’octroie Celestini, dont le contact humain est à peu près aussi étrange que son film : chaleureux et distant, fantasque et rigoureux. Il cultive une barbichette à la russe, longue mais de consistance ondoyante et duveteuse, qu’il tripote assidûment pour réfléchir, choisir ses mots, en éviter d’autres. Par exemple, il prend soin de ne se référer à aucune chapelle de la riche église cinéphile d’Italie. A peine concède-t-il son attachement au Pinocchio de Comencini, un respect pour Mario Martone et la très forte impression faite sur sa jeunesse par les films des frères Taviani, notamment la Nuit de San Lorenzo.


Ce choix hors de la mode et néanmoins soigneux n’en dit peut-être pas très long sur les goûts de Celestini, mais il éclaire un aspect crucial de son idéal artiste. Le cinéma des Taviani restera peut-être comme une tentative d’ethnographie sensible et reconstituée d’une certaine Italie. Il y a chez ces frères cinéastes comme une volonté de fixer une histoire culturelle nationale, historique, là aussi en partie fondée sur l’oralité et la transmission. Cependant, jamais Celestini ne verse dans la fresque épique, et la Pecora nera ne se soucie que de l’histoire récente. Encore que… De moins en moins récente.


Les années 60 sont en effet la matrice inattendue de ce film. Des années que le jeune héros rebaptise génériquement comme étant «les fabuleuses années 60». Ceux qui auront eu la folie de naître dans cette décennie disposeront peut-être des antennes utiles à une harmonie préalable avec la matière particulière du film, son irrédentisme foncier, sa formule utopique agissante, son imaginaire en actes.


«Da bambino, volevo fare regista»
(«Enfant, je voulais être cinéaste») : Ascanio Celestini ne cherche aucune explication au fait que, avant de devenir en effet réalisateur de films, il soit passé par l’écriture et la mise en scène de pièces de théâtre, par la rédaction de livres, par la musique et la télévision aussi, ou par des études qui n’ont a priori rien à voir avec le cinéma. Dans la mesure où l’enquête incarnée, l’interview, le récolement documentaire sont la racine commune à ses divers travaux, il s’agit toujours pour lui de faire valoir «par des moyens différents des langages communs». Lui chercher un modèle, une extraction, une ascendance serait peine perdue. Mais quelque chose en Celestini rappellera sans doute Nanni Moretti à certains : la manière homme-orchestre qui écrit, met en scène et interprète une douleur sociale, voire politique, aussi italienne qu’universelle.


Créatures.
L’histoire très particulière de la psychiatrie et de l’antipsychiatrie en Italie (dont l’événement pivot reste la fermeture de tous les asiles dans les années 70) donne naturellement à la Pecora nera sa spécificité culturelle. Mais le background historique n’a nul besoin d’être déjà assimilé pour que le spectateur fusionne dès les premiers plans avec cette histoire d’enfance, de folie et de cinéma, et c’est évidemment le plus troublant dans cette construction : son plain-pied avec ce que nous savons déjà mais que l’on nous conditionne à oublier. Un savoir lumineux, rarissime et profond est en effet au cœur du film. Un savoir que nous partageons tous mais que l’œuvre refait surgir à notre entendement assourdi, et qui nous dit que l’humanité est un rêve réaliste, que l’homme est à la fois multidimensionnel et unique, que nous sommes des créatures folles, des passagers poétiques, des mortels libres et pourtant des animaux sociaux. Celestini s’impose ainsi facilement cette saison comme l’un des plus insolites (et menacés) spécimens de l’espèce cinéaste.

La Pecora Nera
d’Ascanio Celestini avec Ascanio Celestini, Giorgio Tirabassi, Maya Sansa, Luisa de Santis, Nicola Rignanese… 1 h 33.

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