samedi 19 février 2011

Quand le jeu vidéo fait du bien
11.02.11

"La pratique de certains jeux vidéo, jugés violents ou choquants, par des jeunes – public sensibles et fragiles – pose question. Ces contenus sont d'autant plus problématiques qu'ils font souvent l'objet d'une consommation solitaire, fragmentée, répétée et active, qui favoriserait une imprégnation plus forte et l'induction de comportements agressifs. Certains redoutent que l'intensification des pratiques ne débouche sur des formes d'addiction." Cet extrait d'une note datée de novembre 2010 du Centre d'analyse stratégique, organisme rattaché à Matignon, résume en quelques mots les principaux reproches faits aux jeux vidéo : violence, désocialisation, addiction… Au point que l'organisme d'Etat se questionne sur une possible régulation de ce loisir.

Pourtant, certains psychologues et psychanalystes estiment que les jeux vidéo ont des effets thérapeutiques bénéfiques pour leurs patients, enfants ou adultes. Tisser une relation de confiance entre le thérapeute et le patient, recréer de l'estime de soi, faire parler l'enfant renfermé, ou bien accéder à une partie de l'inconscient… Alors que certaines structures hospitalières, comme l'hôpital Marmottan à Paris, ouvrent des consultations pour soigner les "drogués du jeu vidéo", ces professionnels ont fait le pari inverse : celui du jeu vidéo qui fait du bien.

"UNE VOIE ROYALE D'ACCÈS À L'INCONSCIENT"

François Lespinasse, aujourd'hui à la retraite, a été le premier psychologue en France à utiliser les jeux vidéo en thérapie, en partenariat avec l'infirmier José Perez, et ce dès 1995 à l'hôpital de jour de Bordeaux. Il s'occupait d'enfants inhibés voire autistes, ayant des difficultés de communication. "Il faut les voir comme des enfants dans une bulle, mais avec des hublots. On ne va pas forcer l'ouverture de ces hublots, mais l'enfant peut décider de les ouvrir." Les jeux vidéo sont une manière d'y arriver. "Les jeux vidéo sont une source d'échange avec les autres, ils peuvent en parler avec d'autres camarades. On peut les socialiser par ce biais-là."

Si François Lespinasse utilisait les jeux Super Mario 2 et 3 pour créer un lien et socialiser l'enfant replié, Yann Leroux, psychologue à Périgueux, se sert de la console comme d'autres usent du dessin ou de la pâte à modeler pour "faire parler" le jeune patient. "Dans les thérapies avec les enfants, les jeux vidéo deviennent de plus en plus l'équivalent des rêves : une voie royale d'accès à l'inconscient", écrit-il. Une approche similaire à celle de Michael Stora, psychanalyste à Paris, pour qui "le jeu vidéo est un prétexte pour affronter des représentations".

Pour cela, les deux psychologues se servent principalement du jeu Ico, jeu japonais sorti en 2001 sur PlayStation 2. Dans ce dernier, un enfant, Ico, est enfermé dans une forteresse isolée par les habitants de son village, persuadés que les cornes sur sa tête sont signe de malheur. Ico rencontrera Yorda, une jeune fille mystérieuse et fragile, qu'il devra protéger à tout prix des ombres qui tentent de l'empêcher de fuir de l'édifice.

"La trame narrative d'Ico est inspirée du conte, explique Yann Leroux. L'abandon et la mise au ban du personnage principal permettent une identification facile pour l'enfant." Lors d'une séance, un jeune patient de Yann Leroux, qui souffre de troubles de l'apprentissage dus à de l'inhibition intellectuelle et affective, essaiera par tous les moyens de jeter dans le vide Yorda, qu'il ne supporte plus de devoir protéger tout le temps. En discutant avec lui après la séance de jeu, l'enfant évoque son petit frère et sa petite sœur dont il doit s'occuper. "Il m'explique alors qu'il a mieux à faire que de jouer au parent avec eux…" Yann Leroux met cependant en garde : "Ce n'est pas parce qu'on donne un jeu que l'on lit dans l'inconscient à livre ouvert. L'usage du jeu vidéo ne facilite pas forcément les choses."

LE JEU VIDÉO NE GUÉRIT PAS À LUI SEUL


Les professionnels qui utilisent ce média posent plusieurs garde-fous à l'utilisation du jeu vidéo en thérapie. Le premier, et probablement le plus important, est de casser l'idée selon laquelle le jeu vidéo va guérir à lui seul. Il fait partie d'un panel de supports thérapeutiques, dont l'ensemble va permettre au patient d'aller mieux. "Ce n'est pas le jeu vidéo tout seul qui va soigner, c'est un tout, affirme Philippe Gérard, infirmier en hôpital psychiatrique. Le jeu vidéo aide à la confiance, il permet de vivre des choses extraordinaires sans rien risquer."

Contrairement à ses confrères psychologues, Philippe Gérard a lancé un atelier jeux vidéo pour adultes dans un grand hôpital psychiatrique parisien. L'objectif premier est de "sortir les patients de l'isolement et les occuper car les journées sont longues". Mais le jeu vidéo permet également de créer une relation de confiance entre le soignant et des personnes abîmées, dépressives ou handicapées. "La confiance va 100 % plus vite qu'avec des médicaments. On leur a tellement menti, on les a tellement violentés… ils ne peuvent pas faire confiance facilement. Avec le jeu, on partage." Si les patients peuvent jouer entre eux, l'infirmier participe également aux parties de jeux de tennis, de foot ou de course…

Philippe Gérard n'hésite pas à parler de "nourriture spirituelle positive" dans le cadre de ces ateliers. "C'est très important de les féliciter lorsqu'ils réussissent, car ces patients n'ont aucune confiance en eux, le plus souvent car ils ont manqué d'amour enfant." Pas question pour autant de les laisser gagner  : "Ils n'ont pas envie qu'on leur mente et qu'on se fiche d'eux. Néanmoins, si le patient fait beaucoup d'efforts et que ça ne marche pas, je peux perdre volontairement."

CADRES ET RÈGLES

L'infirmier insiste sur le besoin de cadres et de limites pour que l'exercice soit efficace. "Le jeu peut être un anxiolytique, à condition que ça ne soit pas fait n'importe comment. Si tout le monde peut participer, il faut néanmoins discuter avant pour voir si la personne peut gérer une activité de trente à quarante-cinq minutes." Les ateliers ont également lieu un jour précis de la semaine, à une heure fixée. Le jeu vidéo n'est pas en libre service.

Ces règles sont également utilisées dans les thérapies pour enfants. L'atelier a lieu un jour dans la semaine – souvent le mercredi pour les hôpitaux de jour – et dure rarement plus d'une heure. Chaque séance est toujours accompagnée d'un moment de parole, avant ou après le jeu, selon les thérapeutes. Et pendant le jeu, les enfants, souvent en petits groupes de trois ou quatre, ne sont pas livrés à eux-mêmes. Un médiateur est là pour fixer un cadre, faire passer la manette si l'un des enfants refuse d'arrêter sa partie, aider en cas de difficulté…

Pour cela, "il est essentiel que l'animateur soit à l'aise avec les jeux vidéo, sinon cela ne sert à rien !" prévient François Lespinasse. Ce dernier précise qu'il n'aurait pas pu mener son atelier pendant dix ans sans l'aide de José Perez, infirmier et féru de jeux vidéo. "José avait plaisir à y jouer, et il faut avoir du plaisir à jouer avec les enfants."

RÉSISTANCE DES COLLÈGUES

Cette nécessité d'être soi-même joueur de jeu vidéo explique peut-être en partie l'isolement de cet outil de soin dans le paysage médical. En ouvrant le premier atelier jeu vidéo en 1995, François Lespinasse pensait que "les José Perez étaient nombreux, mais en fait, pas du tout !" La retraite du psychologue et le changement d'affectation de l'infirmier ont conduit à la fermeture de l'atelier de Bordeaux. Celui de Philippe Gérard, qui aura duré cinq ans, n'a pas non plus survécu à son départ dans un autre hôpital psychiatrique de la région parisienne. Et si Michael Stora se targue d'un taux de réussite de plus de 80 % lors des sept années durant lesquelles il a utilisé le jeu vidéo auprès d'enfants au centre médico-psycho-pédagogique de Pantin, il estime avoir été poussé vers la sortie après avoir été copieusement sifflé par des collègues alors qu'il expliquait le but de sa thérapie avec Ico. Aujourd'hui, il exerce en libéral.

Bien souvent, la première source de résistance à l'instauration d'ateliers jeux vidéo provient des confrères, et pas des parents. "En 1995, les jeux vidéo étaient assez neufs, et on n'avait pas beaucoup de recul dessus, se remémore François Lespinasse. Il y avait beaucoup de défiance au sein des collègues, qui avaient peur que le jeu vidéo ne devienne une source d'angoisse pour les enfants. Avec l'accord du médecin, nous avons commencé avec des enfants souffrant de pathologies moins lourdes, et ils ont vu que cela marchait."

Pourtant, près de quinze ans plus tard, les professionnels rencontrent toujours les mêmes difficultés. "Cela a été très dur au niveau des collègues et de la hiérarchie, soupire Philippe Gérard. Il y avait beaucoup de réticences et d'idées reçues : ça n'apporte rien, vous faites ça juste pour vous amuser, vous n'allez quand même pas leur faire tuer des gens…" L'infirmier insiste sur "l'énorme investissement" personnel que demande un tel atelier, qui se réalise en hôpital psychiatrique en sus des horaires de travail classiques à l'initiative de quelques soignants. "Tout le monde n'a pas forcément l'énergie nécessaire."

Philippe Gérard a renoncé à l'idée de monter un autre atelier jeux vidéo dans son nouvel hôpital, estimant que le personnel n'est pas assez motivé. Les choses changeront-elles avec la nouvelle génération, biberonnée au jeu vidéo ? Michael Stora n'est pas très optimiste : "Lors des stages en formation continue que j'anime sur le sujet, je constate que ce sont les jeunes praticiens qui sont les plus frileux."

Pour en savoir plus :

Un atelier thérapeutique jeu vidéo en hôpital de jour pour jeunes enfants, par François Lespinasse et José Perez.
Histoire d'un atelier jeu vidéo : Ico, un conte de fée interactif pour des enfants en manque d'interactions, par Michael Stora.
Le jeu vidéo comme support d'une relation thérapeutique, par Yann Leroux.
Chloé Woitier


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