samedi 22 janvier 2011

Arizona Psycho 
19.01.11
Reportage
Tucson (Arizona, Etats-Unis) Envoyée spéciale - Le 29 septembre 2010, deux policiers de l'université de Pima County en Arizona se sont rendus au 7741 North Soledad Avenue, à Tucson, pour une mission si délicate, apparemment, qu'ils avaient pris soin de poster des renforts dans les environs. Ils venaient remettre son avis de suspension à Jared Lee Loughner, 22 ans, un étudiant qui effrayait les professeurs, nombre d'élèves et, hors campus, certains employés de banque qui se surprenaient à porter instinctivement le doigt sur le signal d'alarme quand ils le voyaient approcher.

Le jeune homme n'avait jusque-là agressé personne, mais il faisait constamment des sorties bizarres, des réflexions sur le "sens", le "contrôle", les mots, la grammaire. A la banque, il s'en était pris à une caissière à qui il avait dit que les femmes n'avaient rien à faire dans des positions de pouvoir. Sur YouTube, il avait mis en ligne une vidéo qui avait inquiété l'université. On le voyait arpentant le campus, de nuit, hélant une silhouette au passage, apparemment un professeur, avec un rire sarcastique : "Encore merci pour ce 12 que vous m'avez donné !" Il dénonçait le "génocide" des étudiants sur le campus, la "torture" qu'on leur infligeait, l'anticonstitutionnalité de l'université...

Jared Loughner n'est jamais retourné en cours. Deux mois plus tard, il est allé s'acheter un pistolet semi-automatique Glock 9mm, et en toute légalité puisqu'il n'avait pas d'antécédents psychiatriques. Le 8 janvier, il a tué six personnes sur le parking du supermarché Safeway de son quartier et a blessé d'une balle dans la tête l'élue démocrate de la circonscription, Gabrielle Giffords, 40 ans.

Pas plus que l'armée, qui avait refusé d'incorporer Jared Loughner en 2004, l'université ne se sent en quoi que ce soit responsable. "Il n'avait commis aucun crime. Il ne présentait pas de danger pour lui-même ou pour les autres. Il ne paraissait pas être dans un état de crise aiguë", a précisé l'avocate de l'établissement, Alice Calliso, dans le journal Arizona Daily Star. A défaut de la société dans son ensemble, chaque institution peut se féliciter d'avoir protégé les "siens". Ou de "s'être débarrassée du problème", comme dit Clarke Romans, qui travaille sur le sujet de la santé mentale depuis trente-cinq ans.

Aujourd'hui, la maison de Soledad Avenue est déserte. Après s'être - littéralement - murés derrière un barrage de véhicules et un panneau de contreplaqué pour échapper à la presse, les parents de Jared Loughner ont été conduits en lieu sûr par une voiture de police. Ils n'ont diffusé qu'un communiqué, qu'est venu lire un homme qui n'a pas voulu dire son nom. "Il n'y a pas de mots pour exprimer ce que nous ressentons. Nous souhaiterions qu'il y en ait, pour vous faire plaisir. Mais nous ne comprenons pas pourquoi cela est arrivé." C'est tout. Selon un psychologue proche du dossier, Jared Loughner était en conflit avec son père, et sa mère avait toujours préféré s'effacer. Une famille ordinaire, retranchée derrière le mesquite, l'arbre du désert, qui masque l'entrée.

Dix jours après la fusillade, Tucson s'interroge. "Comment n'a-t-on pas réussi à empêcher le tueur de passer à l'acte ?" Paradoxalement, l'Arizona est l'un des rares Etats qui ont échappé au mouvement antiplacement d'office des années 1980.

N'importe quel professeur, parent d'élève ou employé de banque aurait pu signaler son attitude étrange et demander à la justice d'ordonner une évaluation psychologique. Ailleurs, c'est impossible. L'avis du patient est prépondérant. La Cour suprême a même confirmé la liberté supérieure de ne pas prendre ses médicaments.

Tucson est une ville plus sophistiquée qu'il n'y paraît. Faite de strates, de recoins, de quartiers. "C'est un endroit pacifique, de positivité. Les gens sont ici depuis le XVIe siècle", dit Victor Soto Fontes, 54 ans, membre de la tribu amérindienne des Tohono O'Odham, le "peuple du désert".

Mais, en dix ans, la population a augmenté de 20 % et avec la pression démographique est venue la "dysharmonie". Les immigrants vivent dans le Barrio, le sud de la ville, une commune en soi, avec son maire et sa police. Côté "anglo", les nouveaux venus se sont installés dans le nord-ouest, de plus en plus haut dans les foothills, les contreforts des monts Catalina. Les retraités sont attirés par le soleil, les républicains par l'espace, les amoureux de la nature par la profondeur de la nuit (l'éclairage est réduit pour faciliter le travail des observatoires). Nul besoin de chercher à s'intégrer. On ne se mêle pas des affaires des autres, de peur de la réciproque.

La question de l'immigration a empoisonné l'atmosphère. Tucson a son Rush Limbaugh, un justicier des ondes qui se fait appeler "John Justice". Mais, globalement, elle reste une ville universitaire, démocrate, aux antipodes de Phoenix, ses projets de loi anti-immigration et ses militants du Tea Party. C'est pourquoi le choc a été grand. Devant l'hôpital universitaire où Gabrielle Giffords récupère doucement, les animaux en peluche, les messages et les photos recouvrent un parterre de plus en plus rempli.

Dans l'est de la ville, au bout de la 22e Rue, se trouve le siège de la branche locale de la National Alliance on Mental Illness (NAMI). L'association est dirigée par Clarke Romans, un transfuge de la Côte est, ex-cadre dans l'industrie pétrolière. Sa vie a basculé lorsque son fils, Kenneth, un adolescent "athlétique, beau garçon, intelligent", a commencé à se comporter bizarrement à l'âge de 16 ans. "On roulait et il me disait : "Tu vois tous ces feux qui passent au vert. C'est moi qui commande tout ça"." La maladie a duré des années, jusqu'à ce qu'un nouveau médicament "entrouvre le rideau noir". Les hallucinations sonores ont diminué, et Kenneth a réussi à lire un livre ou à soutenir une conversation sans interférences cérébrales. "C'est ainsi que nous sommes devenus membres d'un club auquel personne ne veut appartenir", relate le père. Celui des familles subitement confrontées à la schizophrénie.

L'histoire de Jared Loughner n'a pas surpris Clarke Romans. "Quand je lis son portrait dans les journaux, à toutes les lignes, il y a des drapeaux rouges." Statistiquement, de 6 % à 10 % de la population a des problèmes mentaux sérieux, affirme-t-il : schizophrénie, dépression majeure, psychose maniaco-dépressive. Pour une ville de 1 million d'habitants comme Tucson, cela représente de 60 000 à 100 000 personnes. Un quart seulement des malades sont en traitement, estime-t-il. "Loughner était l'un des 75 % de malades qui ne sont pas diagnostiqués."

Dans les années 1960, puis sous Ronald Reagan, la psychiatrie américaine a connu une révolution appelée "désinstitutionnalisation". Les asiles et les établissements d'Etat ont fermé. Entre 1960 et 1990, 80 % des lits ont été supprimés. Compte tenu de l'état des établissements psychiatriques, c'était "une bonne décision", estime Clarke Romans. La philosophie reposait sur un principe d'intégration, "chacun est responsable". Les malades mentaux seraient pris en charge par leurs communautés. Mais la société s'est détournée.

Les crédits n'ont pas suivi pour le logement ou les soins. Sous Ronald Reagan, des milliers de malades mentaux sont venus grossir les rangs des sans-abri. Puis des prisons. "On attend qu'ils commettent un crime, on les met en prison, et là ils subissent de mauvais traitements", dénonce Victor Soto Fontes, qui travaille depuis douze ans dans le secteur psychiatrique en détention.

"La désinstitutionnalisation a abouti à une réinstitutionnalisation. Dans les prisons", résume le Treatment Advocacy Center, une ONG qui milite pour un retour au placement d'office si nécessaire. Selon une étude du ministère de la justice, datant de 2007, 64 % des détenus des prisons locales souffrent de maladies psychiques ; 56 % pour les prisons d'Etat et 45 % dans les pénitenciers fédéraux.

En temps normal, l'Arizona est l'un des Etats les plus mal lotis pour les services de santé mentale. Le docteur E. Fuller Torrey, qui a fondé cette ONG, place l'Etat à l'avant-dernier rang national pour le nombre de lits d'hôpital par habitant. Les psychiatres ont quatre cents patients en moyenne. Les assistantes sociales, cent dossiers. "J'ai calculé : ça fait une heure et quatorze minutes par mois, y compris les papiers", dit Clarke Romans.

Si on ajoute la politique d'austérité actuelle dans un Etat qui cherche à limiter un déficit de 1,1 milliard de dollars (822 millions d'euros) en 2012, les conséquences sont dramatiques. Depuis le 1er juillet 2010, les malades de l'Arizona reçoivent des courriers les informant que leur prise en charge a changé. On les laisse tomber. On laisse tomber les gens de 65 ans à qui l'on devait poser une prothèse du genou, mais dont les revenus sont supérieurs au seuil de pauvreté. On laisse tomber les gens en attente d'une transplantation d'organe. On laisse tomber les gens qui touchent plus de 10 000 dollars (7 400 euros) par an. "Pour être pris en charge, il faut être très pauvre ou très malade", dit Clarke Romans.

En trois ans, l'Etat a coupé 65 millions de dollars (48 millions d'euros) dans les services psychiatriques. Depuis l'été, 7 000 personnes ont perdu leurs aides : elles peuvent encore être soignées en urgence, mais ne bénéficient plus de médicaments gratuits ou du transport médical. L'effet a été immédiat : le nombre de personnes admises en urgence "psy" a augmenté de 123 % en moins d'un an.

En décembre 2010, Maria Ramirez, 53 ans, a été informée qu'en raison de son statut d'immigrée sans papiers elle ne pourrait plus bénéficier des services sociaux du comté. Ni son mari, qui retape les pneus dans un garage pour 1 100 dollars par mois (822 euros) , ni ses deux enfants n'ont de papiers en règle. Traitée pour dépression depuis des années, Mme Ramirez a dû trouver, du jour au lendemain, une nouvelle source de financement pour ses médicaments. Une association a entrepris de les commander au Canada.

En octobre, un homme de 24 ans, Bradley Ware, a tué un individu avec qui il avait eu une altercation. "Quelqu'un qu'on ne pouvait pas manquer dans la rue : Noir, 1,97 m", raconte Clarke Romans. Bradley était sous traitement médical sur ordre de la justice. Mais les juges n'avaient pas renouvelé le traitement. Trop cher. Le fournisseur de soins avait déclaré que les médicaments n'étaient plus nécessaires. Seule la mère de Bradley, une employée de banque, s'était inquiétée. Quelques semaines plus tard, Bradley Ware passait à l'acte, avec une machette. Il attend son procès.
Corine Lesnes

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