dimanche 14 novembre 2010

Bosser cabosse

Avec l’intensification des rythmes de travail, les souffrances physiques et psychologiques explosent, alors que la retraite s’éloigne…


Par DIDIER ARNAUD


Pierre est cadre dans la grande distribution, il n’a pas encore 50 ans, travaille douze heures par jour, cinq jours par semaine. Il a du mal Pierre. Il dort de moins en moins, s’inquiète de plus en plus. Le recul de l’âge de la retraite à 67 ans, cela le fait sourire. A ce rythme, il pense qu’il ne tiendra pas le coup très longtemps. D’ailleurs, il y a une semaine, il a été convoqué par son boss à un entretien. Voilà ce que lui a dit son supérieur : «Tu n’as plus la gnaque, tu es usé, trop vieux pour ce job, c’est un boulot de jeune. On va trouver un arrangement pour ton départ.»

Pierre est un ami de François Desriaux, rédacteur en chef de la revue Santé au travail, qui organisait récemment, en pleine bataille des retraites, un colloque autour de la question «Peut-on faire de vieux os au boulot ?». Une question qui pose celle des conditions de travail, qui ne s’améliorent pas. Arriver à faire de «vieux os au boulot», c’est, à écouter les participants de ces tables rondes, une gageure. En filigrane, la fameuse notion de «pénibilité», difficile à évaluer, sauf pour quelques professions sollicitant particulièrement le corps.

Stress. La question ne date pas d’hier. Serge Volkoff, directeur du Centre de recherches et d’études sur l’âge et les populations au travail, rappelle comment les verriers, au XVIIe siècle, avaient déjà droit à une retraite anticipée. Dans les années 70, le travail de nuit, à proximité des sources de chaleur, à la chaîne, était également pris en considération pour un départ anticipé.

Mais comment évaluer le stress (tant psychique que physique), la charge véritable de travail, le poids d’un environnement qui se dégrade (délocalisations, plans sociaux…), sans parler de la capacité forcément très personnelle de chacun à endurer ? Justement, aucune étude scientifique n’est en mesure aujourd’hui d’indiquer ces «seuils de pénibilité». «On ne peut pas dire qu’un certain nombre d’années exposé à ce type de bruit ou de stress équivalent à tant d’années d’espérance de vie en moins», explique Volkoff. Qu’en pense la médecine du travail ? Fabienne Bardot, médecin au centre interentreprise d’Orléans (Loiret), s’inquiète. Pour elle, la situation n’a jamais été aussi «grave». «On est envahi de gens dont l’état de santé est dramatique, soit à cause de l’usure du corps, soit par fatigue psychique, mais on n’a plus aucun dispositif qui permette de les sortir de l’emploi.» Et le médecin d’égrener les situations de «casse effroyable» auxquelles elle assiste. Notamment pour ces femmes, préparatrices de commande dans les centrales de logistique, "qui manipulent de deux à huit tonnes de matériel par jour et se retrouvent «abîmées à moins de 30 ans».

Spectre. Ainsi, avant de savoir comment travailler plus longtemps, il faudrait d’abord cerner quelles catégories de professions ont le plus de chances d’y parvenir. D’où l’idée du colloque de balayer un spectre assez large de professions pour se faire une idée. Avec un zoom particulier sur l’enseignement, la santé et la banque.

D’abord, le secteur hospitalier. Les restrictions budgétaires pèsent sur le travail, provoquant l’accélération des cadences. Des aides-soignantes se retrouvent, du jour au lendemain, avec dix malades à «faire» dans la matinée, un temps quasi chronométré. Un comble dans le métier du soin. «Comment voulez-vous bien effectuer le travail dans ces conditions ?» s’emporte Denis Garnier, syndicaliste Force ouvrière, qui rappelle que 30% des aides-malades arrivent à la retraite en invalidité. Une situation des plus difficiles à vivre. «Je ne veux pas être inapte, bon à rien, l’inaptitude, c’est un mot qui choque», lui a récemment confié une aide-soignante.Garnier cite en exemple le CHU de Caen, où une cellule spéciale a été mise en place pour reclasser les plus en difficulté, malades, fatigués. L’expérience n’a duré qu’un an, abandonnée faute… de budget. Les soixante «reclassés» sont rentrés chez eux, dare-dare.

Ensuite, il y a les enseignants, dont la situation est loin de s’améliorer. Dominique Cau-Bareille, chercheuse associée au Centre d’études pour l’emploi, a enquêté. Bilan, un métier «moins valorisé qu’avant», où ceux qui pratiquent ressentent parfois «une souffrance qu’ils ne s’autorisent plus à mettre en mots». Elle décrit leur travail «comme physique et sportif. Ils sont toute la journée debout, piétinent six heures par jour, en ressortent vidés». Elle remarque parfois combien ils n’ont «plus de ressources pour faire face aux exigences du métier». Au final, elle décrit «une population extrêmement touchée par la dépression». Et des enseignants qui regrettent de ne «plus avoir de lieu où penser ensemble l’évolution de leur travail. Chacun essaie de se débrouiller, isolé».

L’isolement, justement. C’est aussi ce dont souffrent de plus en plus les employés de banque. Depuis que leur progression est directement corrélée à la vente de produits financiers, la compétition se durcit entre collègues. Ce colloque a montré à quel point il était de plus en plus difficile de travailler en «collectif» dans les entreprises. La faute aux plans sociaux à répétition, et à l’esprit de concurrence. A l’arrivée, un effet imprévu, le repli sur soi. Et ça, ce n’est pas un atout pour faire de vieux os au travail.

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