mercredi 18 août 2010




 Autogestion et démocratie chez les scientifiques

Il est 23 heures : l'équipe de nuit vient de prendre la relève dans la salle de contrôle du détecteur Atlas. Un silence religieux plane dans la grande pièce climatisée, tapissée d'écrans géants, où une vingtaine de chercheurs s'affairent devant des batteries d'ordinateurs. Les gobelets de café s'accumulent sur les tables, les mines sont tendues. On recommande au visiteur de ne pas s'approcher de la console bardée de gros boutons rouges: pas question de toucher les commandes d'arrêt d'urgence du plus grand accélérateur de particules du monde...

Le Large Hadron Collider (LHC) vient de redémarrer, le 21 novembre, plus d'un an après l'explosion du circuit de refroidissement qui l'a paralysé dès son inauguration, en septembre 2008. Les scientifiques qui procèdent ce soir aux premières collisions ont des raisons de se montrer nerveux. Nicolas, un jeune étudiant de l'université de Marseille-Luminy, a l'air émerveillé d'un gamin déballant un cadeau de Noël. Invité par son directeur de thèse, c'est la première fois qu'il pénètre dans le coeur du système, réservé aux seuls initiés. "Imaginez: les grandes découvertes des dix prochaines années vont se produire ici. Tous les physiciens du monde rêveraient d'être à ma place!"

Nous voici dans la Mecque de la physique des particules, au Conseil européen pour la recherche nucléaire (Cern), situé à Genève, en Suisse. Vu de loin, l'endroit ressemble à un complexe industriel poussé en pleine campagne. Usines, hangars, immeubles de bureaux se déploient sur une centaine d'hectares entourés de murs de béton. Toutes les rues de cet étrange village portent les noms de grands physiciens: Einstein, Marie Curie... On y trouve une banque, un bureau de poste, une garderie et trois restaurants.








John Ellis, physicien et théoricien de la physique.

Près de 10 000 personnes, dont 8000 scientifiques venus du monde entier, travaillent ici à construire et à faire fonctionner la machine la plus complexe jamais élaborée par l'homme. Cet appareil pachydermique est constitué d'un tunnel circulaire de 27 kilomètres de circonférence, creusé à 100 mètres sous terre entre la Suisse et la France, dans lequel des faisceaux de protons poussés à une vitesse proche de celle de la lumière se percutent en produisant des gerbes de particules élémentaires. Quatre détecteurs installés sur le parcours de la boucle, baptisés Atlas, Alice, LHCb et CMS, sont chargés d'enregistrer la trace des collisions. Le tout forme un colossal instrument scientifique, sorte de mégamicroscope doublé d'une machine à remonter le temps, qui permet de voir la structure des atomes et de reconstituer les conditions qui régnaient dans l'Univers pendant les premières fractions de seconde qui ont suivi le big bang, voilà 14 milliards d'années. A pleine puissance, l'engin consomme 300 mégawatts d'électricité, autant qu'une ville de 200 000 habitants.
 
Mais, au-delà des vertiges techniques, le Cern a aussi donné naissance à une formidable aventure humaine. Le Large Hadron Collider est un instrument mis à la disposition de la communauté scientifique mondiale: chaque pays envoie ses propres chercheurs à Genève, pour des périodes de quelques jours à plusieurs années, payés par les institutions ou les universités dont ils dépendent chez eux. "L'équipe du détecteur Atlas dans laquelle je travaille rassemble 2000 chercheurs: c'est de la science à l'échelle industrielle", explique Henri Bachacou, 34 ans, physicien détaché du laboratoire du CEA-Saclay, en région parisienne.

Autogestion et démocratie chez les scientifiques

Aussi incroyable que cela puisse paraître, les 8000 savants du centre fonctionnent en quasi-autogestion. Il n'y a pas de chef ici. Personne n'a le pouvoir de donner des ordres ou d'assigner telle personne à telle tâche. Chaque équipe élit un "porte-parole" censé coordonner l'ensemble, mais qui n'a en réalité aucun pouvoir formel. Toutes les décisions importantes sont prises en assemblée générale, à la majorité. De l'étudiant en thèse au professeur confirmé, tout le monde est traité sur un pied d'égalité.

La particule de dieu

Financée par les 20 États européens membres du Cern, ainsi que les États-Unis, la Russie, le Canada et le Japon, la construction du LHC a commencé il y a plus de dix ans et a coûté la bagatelle de 3 milliards d'euros.

Le tunnel, où les faisceaux de particules sont dirigés par d'énormes aimants supraconducteurs baignant dans l'hélium liquide, est considéré comme l'endroit le plus froid sur terre. Il y règne un vide dix fois plus poussé que sur la Lune, et la température dégagée par les collisions atteint plusieurs fois celle qui règne à la surface du Soleil.

Les physiciens espèrent découvrir, avec cet instrument de tous les superlatifs, une particule dont l'existence a été prédite depuis presque trente ans : le boson de Higgs. Surnommée la "particule de Dieu", cette pièce maîtresse, qui manque encore au modèle standard de la physique (et qui est censée donner leur masse à toutes les autres particules), permettrait aux physiciens de décrypter l'ensemble des forces régissant le comportement de la matière, de l'infiniment petit à l'infiniment grand.

"La science se fait par consensus, pas par la contrainte, explique Fabiola Gianotti, physicienne italienne de l'université de Milan, porte-parole chargée de coordonner le projet Atlas. Le Cern n'est pas une usine automobile, nous ne sommes pas tenus à l'efficacité économique, mais à la nécessité de faire avancer la science. Ce qui implique de favoriser au maximum la créativité. Bien sûr, il y a des conflits et des batailles d'ego, c'est parfois la pagaille, on s'engueule beaucoup, mais c'est toujours à propos de physique."

Les articles scientifiques publiés par le groupe sont signés par tous ses membres, dans l'ordre alphabétique. "C'est parfois injuste, car certains font l'essentiel du boulot pendant que d'autres se contentent de signer, mais c'est la règle." Ces publications à 2000 auteurs pourraient aussi poser un problème en cas de grande découverte justifiant un prix Nobel: celui de physique ne peut officiellement être attribué qu'à trois individus au maximum.

Le centre étant loin de Genève, beaucoup de chercheurs sont logés sur place. Il n'y a pas grand-chose à faire sinon travailler; les bureaux restent souvent allumés tard le soir. Une grande partie du temps se déroule en réunions. A chaque étage du bâtiment principal, on aperçoit des groupes de 20, 30 ou 50 chercheurs assis en rond, le nez sur leurs ordinateurs portables. De nombreux participants interviennent aussi parfois au téléphone depuis leur laboratoire à Londres ou à Chicago.

Une ambiance décontractée règne dans cette cité métissée où cohabitent 85 nationalités. A l'heure du déjeuner, une foule bigarrée se retrouve au coude-à-coude dans les cafétérias, des jeunes thésards aux vieux briscards, des chercheuses iraniennes en hijab aux physiciens afro-américains, suédois, japonais, turcs... Autour des tables, on discute dans un anglais de cuisine de la théorie des cordes, mais aussi des meilleures pistes de ski des environs ou des avantages du dernier MacBook.

Des recherches qui n'ont pas de finalité militaire

Ici, les physiciens israéliens travaillent en parfaite entente avec des Iraniens, les Indiens avec des Pakistanais, les Chinois avec des Taïwanais. Malgré leur qualificatif de "nucléaires", les recherches qui sont menées au Cern n'ont pas de finalité militaire et n'ont aucun rapport avec la fabrication de bombes atomiques. Ce qui explique l'attitude bon enfant des vigiles aux postes d'entrée et la rareté des caméras de surveillance. De nombreux bâtiments restent ouverts aux quatre vents, à l'exception de quelques zones "sensibles" dont les accès sont contrôlés par badge magnétique. En octobre dernier, l'arrestation d'un ancien chercheur du centre, un physicien d'origine algérienne, suspecté d'avoir eu des contacts avec Al-Qaeda, a suscité de nombreux commentaires, mais n'a entraîné aucun durcissement de la sécurité.

Les physiciens du Cern se classent eux-mêmes en plusieurs catégories: théoriciens, expérimentateurs, techniciens, chacun étant persuadé d'être au-dessus du panier. Les théoriciens travaillent le plus fréquemment seuls. Ils ressemblent souvent à la caricature du Pr Tournesol : débraillés, le cheveu en bataille et perdus dans la lune. Les expérimentateurs conçoivent les appareils destinés à valider les idées des théoriciens, et se prennent pour les architectes suprêmes. Puis viennent les techniciens des accélérateurs. Eux mettent les mains dans le cambouis, d'où leur tendance à croire que ce sont eux qui font réellement de la physique. Enfin, il existe une catégorie à part, celle des informaticiens qui élaborent les programmes indispensables au contrôle des machines et au traitement des résultats. "C'est le secteur le plus sexy et le moins salissant, persifle Henri Bachacou: tout le monde s'y précipite, alors que d'autres tâches, plus prosaïques, manquent de bras."








Le 30 novembre dernier, dans la salle de contrôle LHC,
les physicuens explosent de joie: après plus d'un an d'arrêt,
l'accélérateur vient de redémarrer.
AFP/Cern

Le 30 novembre dernier, dans la salle de contrôle LHC, les physicuens explosent de joie: après plus d'un an d'arrêt, l'accélérateur vient de redémarrer.

Les informaticiens du Cern ont pourtant changé la face du monde. C'est à eux que l'on doit l'invention de l'Internet. Le langage HTML et les liens hypertextes, qui constituent l'architecture du réseau mondial, ont été mis au point ici, entre 1989 et 1990, par un physicien britannique, Tim Berners-Lee. L'objectif était de permettre aux scientifiques de partager les données des expériences sur les ordinateurs des universités dispersés aux quatre coins du monde. On peut voir au musée du Cern une feuille de papier sur laquelle Berners-Lee avait schématisé le principe de sa trouvaille. Assorti d'un commentaire, rédigé par une main anonyme: "Vague, mais excitant."

Une masse colossale de données à stocker


Aujourd'hui, le centre est confronté à un autre défi informatique: la quantité colossale de données produites par le nouvel accélérateur. Le LHC, qui tourne encore au ralenti pour quelques mois, va dégager bientôt une masse colossale de données: 1 pétaoctet par an, l'équivalent d'une pile de 1 million de cédéroms, haute comme 5 fois la tour Eiffel. Pour gérer cette avalanche, les bidouilleurs du Cern ont conçu un nouveau système, baptisé "the Grid" (la grille), qui préfigure les réseaux intelligents de demain.

Tout - ou presque - reste à découvrir: les physiciens ne connaissent aujourd'hui que 5% de ce qui constitue l'Univers, les 95% restants, formés de "matière noire" et d'"énergie noire", demeurent encore un mystère. Le moins qu'on puisse dire, c'est que les pensionnaires de la petite république genevoise ont du pain sur la planche.

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