dimanche 9 mai 2010





Le tour de l’homme

Critique

Fruit de vingt ans de travail, l’œuvre du philosophe belge Henri Van Lier remonte le fil de l’évolution humaine

Par ROBERT MAGGIORI










Henri Van Lier Anthropogénie
Les Impressions nouvelles,
1 038 pp.,
38 €.


Ce n’est pas tous les jours que paraît un ouvrage pareil. En le manipulant (1 038 pages, 1,530 kg), on a une certaine appréhension, car on se dit qu’on ne pourra pas le tenir et le lire affalé sur un fauteuil, et on se met à espérer qu’au moins il n’exige pas une lecture suivie, de A à Z. Spontanément, on joue à l’ouvrir au hasard. Il est probable qu’on n’ait pas la main heureuse tout de suite. On risque de tomber sur «2A. Le cerveau préhominien. 2A1. Un computer à information constructrice, soft>>hard, et à construction informationnelle, hard>>soft», ou sur «26E2b. Les défigements par effets de champ logico-sémiotiques. Le cas Lacan». Mais la chance peut tourner : «3G. Le baiser et l’embrassement… 22G. Le roman… 28E1. Les clans et les familles… 11L3. La haine… 25C. Saints et monstres… 27G. La pondération des vies : savoir-vivre, notoriété, mode… 15H2c. Le son radio et techno… 14J2. La bande dessinée, image-texte exemplaire du Monde 3». On se demande alors comment il est possible qu’un même livre puisse traiter de paléoanthropologie et d’images publicitaires, de vie amoureuse, d’outils agraires, de métaphysique, de tuning, d’économie ou de biologie, d’humour, d’«idiosyncrasies sexuelles, hétéro-, homo-, bi-», d’émigration, d’hallucinations, de peintures sur corps, de guerres des peuples et de pogroms, de neurologie, de ponctuation, de caresses, de quatuors à cordes et de larmes.

«Acides aminés». Qu’on ne songe pas à un inventaire à la Prévert. L’Anthropogénie d’Henri Van Lier est une œuvre philosophique et scientifique, rarissime par son ampleur, à une époque qui penche plutôt vers les savoirs en miettes, et certainement déraisonnable si l’on songe à ce qu’un homme seul, raisonnablement, peut entreprendre. Le penseur belge, né en 1921 à Rio de Janeiro, mort à Bruxelles le 28 avril en 2009, a employé vingt années de sa vie pour la mener à bien. L’Anthropogénie n’est rien de moins qu’un «tour de l’homme» - comme on dit tour du monde - et la somme de toutes les connaissances sur son évolution, depuis ses premiers pas d’hominien, ses premiers gestes, ses premiers mots, ses premières rencontres, ses premières constructions jusqu’à ses acquisitions les plus récentes dans les domaines de la philosophie, du droit, de la politique, des mathématiques, de l’art, de la technique, de la sémiotique, de la médecine, etc.

Ouvert à tout, généreux, «éveilleur d’idées» suscitant la curiosité et l’admiration de ses étudiants, Henri Van Lier a exercé à l’Institut des arts de diffusion (IAD) de l’Université de Louvain-la-Neuve. Il a commencé à se faire connaître en 1959 avec les Arts de l’espace : peinture, sculpture, architecture, arts décoratifs, s’est occupé de sexologie (l’Intention sexuelle, 1968) avant que celle-ci ne fleurisse, a collaboré régulièrement à l’Encyclopædia Universalis, fait maintes émissions pour France Culture (dont Histoire langagière de la littérature française), avant de publier ses deux ouvrages les plus remarqués, Philosophie de la photographie (1983) et Histoire photographique de la photographiemacro histoire de l’Homo», dont il voulait qu’elle fût l’équivalent du travail de Stephen Jay Gould sur «la macrobiologie du vivant». En tant que fait, l’anthropogénie, brutalement définie, est «la constitution continue d’Homo comme état-moment d’univers». En tant que discipline, elle se donne pour objet l’étude «des facultés propres à Homo».

Si «Dieu ne joue pas aux dés», à quoi passe-t-il son temps ? «Il joue aux séquences dynamiques des vingt acides aminés qui portent tout l’édifice des Vivants». Quand, pourquoi, comment l’homme s’est-il dans cette séquence «sélectionné comme un primate», détaché de l’animal, pris une place à part dans l’univers ? La paléoanthropologie est là pour apporter des réponses, aidée par la bioanthropologie, l’ethnologie, l’archéologie, l’éthologie, etc. Le propos de Van Lier est aussi de faire une «science de l’homme», mais qui incluerait la science… des sciences de l’homme et de la philosophie. On pourrait citer d’un coup les traits spécifiques qu’en interconnectant les disciplines scientifiques - mais aussi l’art ou la littérature - le philosophe belge parvient à extraire pour déterminer la spécificité de l’homme et expliquer son extraordinaire évolution : l’angularisation, l’orthogonalisation, la transversalité, la possibilisation, la segmentarisation de l’environnement, la rhétorique corporelle, le rythme, la présentification, la rencontre, la mathématique… On serait loin, on le voit, de ce qui est avancé d’habitude pour caractériser l’hominisation : le langage symbolique, la conscience, etc. Mais ce listage ne donnerait qu’une pâle traduction de ce que contient Anthropogénie.

Injure. Pour en donner une petite idée, quelques exemples, simplificateurs, (ne) suffiront (pas). Soit la «suite anthropogénique» qui, partant de l’érection de l’homme à la station debout et de sa transversalisation, arrive au geste, à la voix et au langage. Pour la voix, Van Lier ne se contente pas de voir les modifications anatomiques du visage et de la cavité buccale qui ont permis son apparition : il fait une théorie du ton, du timbre, du son, du chant, du rythme, des instruments musicaux, une histoire de la musique dans le monde grec, l’Inde ou la Chine, une sémiotique du signe musical, une étude de ses fonctions incantatoires, de la magie, du chamanisme, etc. Même chose pour le langage : on part du signe, sonore, graphique, et on parcourt toute l’histoire de la linguistique, la grammaire, les dialectes, les écritures cunéiformes, l’écriture maya ou cyrillique, la graphie mathématique, jusqu’aux scarifications, aux inscriptions funéraires, aux graffitis et aux «écritures granulaires» (magnétoscopiques). Ou les conflits : Van Lier les classe, puis développe «les théories politiques, juridiques, morales» relatives aux conflits «attachés aux instances (de la famille) et aux rôles (du voisinage ami et ennemi)», les théories économiques suscitées par les conflits dans les échanges de biens, les théories esthétiques et érotiques expliquant les différends de «goût» ou de «sentiment», les théories langagières produites «par les conflits inhérents à l’interlocution» (injure, menace, intimidation et autres), and so on…

On laisse imaginer les arborescences du propos lorsqu’il touche à l’animisme, aux pathologies mentales, à la religion ou aux «idiosyncrasies ethniques» ! L’entreprise d’Henri Van Lier a donc quelque chose «de sur-humain». Mais, de sa monumentale Anthropogénie, on peut ne retenir qu’une idée : la chance de l’Homme, c’est qu’il fait des angles. Son corps redressé fait un angle droit avec le sol, angle qu’il retrouve assis, qu’il peut répéter avec son pouce et son index, avec les «rotations de sa tête à 180 °, c’est-à-dire 90 ° x 2», avec l’agenouillement, le pliage du coude, etc. Dès lors il lui est possible de viser, de segmentariser, de découper l’espace, de le géométriser, d’ériger des murs droits, de clôturer, de fabriquer - et plus encore : labourer, chasser, calculer, écrire… Qu’on observe le monde humain : il n’y a que des angles.
(1992). A partir du début des années 80, correspondant avec les savants du monde entier, il s’attache au projet «fou» de son Anthropogénie, une «

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