vendredi 30 avril 2010






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De l'hôpital au magasin : le changement de paradigme en psychiatrie.

28 Avril 2010


Par T. Saint Prix

D'abord infirmier de secteur psychiatrique dans un CHS lyonnais, puis psychologue clinicien pour le compte d'un CHS du département de l'Ain, j'ai en 20 ans - car je date les premiers effets perçus de cette psychiatrie contemporaine aux années 1990 -  vu le contexte des soins psychiatriques changer totalement. Il ne s'agit pas tant d'évolution,  modernisation,  maturation de pratiques et délaissement d'autres, que d'une substitution de paradigme: en place d'une psychiatrie  humaniste, œuvrant aux soins des malades mentaux, s'est substituée la culture d'entreprise au service des troubles de la santé mentale. Une des différences majeures est que là où le sujet, aidé par famille et médecin, était l'acteur de sa démarche -ou sur le point de le redevenir- il est aujourd'hui un trouble, un symptôme à lui tout seul - un hyperactif, un suicidaire, un autiste, un addicté, un état-limite, un adolescent anorexique, un surdoué, un schizophrène, etc - qui doit se diriger vers le bon local de reconditionnement. Le magasin, connecté au marché, en fonction de celui-ci, ouvrira, fermera, reconvertira, délocalisera afin de répondre à la demande. Il n'y a, sur le principe, plus d'impossible  à traiter: chaque attente a sa réponse en rayonnage. La seule limite est financière. Des arbitrages y pourvoient, à moyens constants, voire diminuants ce qui bien sûr est mieux. Le magasin a cependant des missions de service publique: si par exemple "on" décide que le paquet doit être mis sur les "urgences", tous les locaux de (re)traitements devront faire la preuve qu'ils ont mis à jour leur logiciel. Et si demain la priorité absolue est: les adolescents suicidaires, les professionnels devront réécrire le logiciel local afin que la connection au réseau soit optimisée sur cet "ithème" en temps réel. Comme tout ne rentre (heureusement) pas dans les petites cases, les meilleures équipes seront celles qui feront de la contrebande. Par exemple, avec un budget "dépistage des troubles la relation précoce mère/enfant" si chère à notre société sécuritaire, une équipe organisera un lieu d'accueil parents et jeunes enfants, lieu de parole et de rencontre entre de grands sujets et leur petit sujet...d'inquiétude. Mais il faudra apprendre à maquiller les statistiques (un cancer, cette chose là !), et à parler le vocabulaire maison: "extraction d'indice de productivité", "démarche qualité",  connaitre sigles et acronymes à profusion. Le sujet est devenu un consommateur, plus ou moins contraint (mais qui ne l'est pas aujourd'hui ?), rencontrant une offre de soin théorique infinie...mais très restreinte concrètement (d'où de sérieuses "incompréhensions"). Dans ce contexte global, l'hôpital psychiatrique est devenu un centre de retraitement de l'aïgu, avec des séjours extrêmement courts, et une rotation des lits optimisée (celui-ci peut-être utilisé dans la même journée par plusieurs "clients": celui qui vient la nuit en semaine, celui qui est en hôpital de jour , celui qui est en "séquentiel" le week-end). Ensuite, dans le meilleure des cas, il y aura un suivi en ambulatoire, mais il faudra composer avec un délais d'attente qui frise les 6 à 12 mois en moyenne dans les grandes villes.

Le changement de paradigme amène un paradoxe: tout est possible potentiellement ( l'imagination d'une certaine medecine est là-dessus impayable, qui bilante à outrance le manque de concentration de Toto en classe), mais peu l'est en réalité (le centre de bilan renvoit Toto et son énorme dossier au médecin de famille, qui l'adresse finalement au petit Centre-Médico-Psychologique du coin.

Mais il n'y a pas que le sujet du soin qui, dans le contexte de la culture d'entreprise, a muté. Les acteurs n'ont pas été épargnés, et le management, depuis 20ans, ne leur épargne rien. On ravale son chapeau plus souvent qu'à son tour, surtout quand des gens qui ne connaissent rien  au soin, à la clinique, viennent vous intimer  de vous conformer aux attentes des tutelles...dont il est souvent difficile de savoir plus précisément qui y demande quoi. On peut vous dire: vous fermez demain, vous allez trente kilomètres plus loin, et il inconvenant de solliciter une explication.

J'ai écrit qu'il n'y a plus d'impossible à traiter, que la seule limite est financière. Bien sûr, c'est faux: l'impossible, comme le disait le docteur Jacques Lacan, revient toujours à la même place. Cette place est propre à chacun, singulière. Et c'est cette singularité qui, aujourd'hui dans la culture de consommation de masse ("surdoué", "trouble oppositionnel", "dysgraphie, dyslexie, 10 puissance 10..." n'a bientôt plus de lieu pour adresser les termes de son exil. Le fou, celui qui est en chacun de nous, est en réel danger d'indigence.

L'étonnant, est que le monde soignant soit resté, c'est mon constat, dans sa grande majorité silencieux face à ce bouleversement paradigmatique. Sidéré ? Trop content de quitter un monde...trouble,  pour celui plus compréhensible qui propose une multitude de méthodes dédiées au symptôme ? Freud nous avait pourtant enseigné qu'à ne soigner seulement que le symptôme, on s'expose à un dépalcement de celui-ci. Malaise dans la civilisation: le discours d'entreprise travaille déjà aux futures solutions...

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