samedi 13 mars 2010





L' "A quand l'amour ?" de Jean Allouch
[mardi 09 mars 2010 - 12:00]

PSYCHANALYSE

Résumé : L'incontestable chef-d'œuvre d'un genre bien spécial, le "commentaire raisonné" de Lacan, servi par une liberté de ton, une passion pour la psychanalyse, et une érudition exemplaires.

Pierre-Henri CASTEL









L'AMOUR LACAN
Jean Allouch
Éditeur : EPEL
33,25 €


"L'un des plus curieux sillages de 1968 sera de susciter dans l'Université et ses alentours, jusque dans les endroits les plus inattendus, des séminaires de "lecture de Lacan" qui, pour le malheur de la littérature universelle, n'ont pas trouvé leur Flaubert" . Pour être cruel, ce mot de Marcel Gauchet n'en est pas moins juste. N'est-il pas politiquement et intellectuellement stupéfiant que, trente années après la mort de Lacan, dans un univers où la linguistique, la psychologie, les sciences humaines et sociales, les arts et la littérature (je ne parle même pas de la psychiatrie) se soucient de la psychanalyse comme d'une guigne, de nouvelles générations de jeunes gens remplissent encore les amphithéâtres pour recueillir de la bouche des élèves des élèves de Lacan une interprétation enfin éclairante de ses propos les plus obscurs ? Le plus sidérant en l'espèce, c'est qu'un travail qui fut en son temps aussi sensible aux avancées contemporaines, qui affûtait les oreilles des auditeurs en sorte de leur faire lire, bien avant leur vogue ultérieure, la linguistique structurale, la philosophie analytique, et mille autres choses recueillies à même le bouillonnement de l'époque, se soit pendant ces trente années transformé en un ensemble dogmatique aussi rigide, aussi imperméable à la vie réelle des sciences, et pas simplement de la médecine, pour ne rien dire de la vie sociale , n'accueillant pour finir, et encore, avec des pincettes, que la partie la moins menaçante de tout ce qui se passe et se dit autour de nous. D'où ce paradoxe que les mots-clés de la doctrine ne sont plus désormais intelligibles qu'en consultant des dictionnaires historiques ("signifiant", "structure", etc.), tandis que le gros des défenseurs explique sans rire aux nouveaux disciples médusés que c'est l'époque, notre bien triste époque, qui résiste, elle, à la vérité inaltérable du lacanisme.

Il est amer de constater combien les moins imitables des penseurs, ceux qui n'auront eu de cesse de s'étonner qu'on puisse même les suivre un tout petit peu dans des voies frayées pour résoudre leurs plus intimes difficultés (et je pense à Wittgenstein autant qu'à Lacan), auront suscité tant d'épigones, de commentateurs obséquieux et d'insupportables rabacheurs, ne retenant d'eux qu'une inexpugnable totalité d'énoncés finement agencés, moins l'essentiel : la voix solitaire de qui les prononçait sans se prendre, lui, pour leur auteur. C'est donc avec un mélange d'anxiété et de prévention soupçonneuse (que calme à peine le doux frisson de la main se tendant timidement vers un livre sur l'amour, un regard en coin vers les autres clients de la librairie, un ange muet sur la couverture pour unique complice), qu'on fera discrètement l'emplette du pavé de Jean Allouch.Car Allouch (et le petit groupe auquel il rend hommage à la dernière page de son livre) fait partie des très rares qui échapperont, peut-être, au Flaubert que leur promet Gauchet. Mais si c'est bien un jour le cas, se dit-on à la dernière page, encore sous le choc de l'émotion la plus vive qu'un simple amoureux de Lacan ait ressenti dans toute sa vie de lecteur, ç'aura été de haute lutte. Car le défi relevé dans L'amour Lacan ne peut apparaître, après coup, que plus énorme.

Disons donc tout d'abord que le livre d'Allouch s'appuie sur un relevé exhaustif, au sens de la philologie la plus rigoureuse, des références de Lacan à l'amour. C'est un labeur dont bien peu se soucient, hors des études anciennes, et ce n'est peut-être pas tout à fait un hasard si David Halperin, le grand scholar américain, se trouve pour finir remercié. Comme je suis bien décidé à épouvanter le lecteur, ou à lui faire écarquiller les yeux d'incrédulité, j'ajouterai qu'Allouch n'a pas seulement relevé toutes les occurrences de l'amour chez Lacan. Il les a minutieusement contextualisées, et, comme il se doit quand on pratique comme il se doit l'histoire des sciences et des idées, il en a expliqué le sens et la portée dans les moments successifs de l'élaboration de Lacan, il en a défendu la pertinence contre des objections sérieuses, psychanalytiques mais aussi philosophiques, et il en a dissipé l'obscurité de façon convaincante, en les extrayant de la gangue oraculaire et mystificatrice où la négligence intéressée des commentateurs (qui veillent à ne pas gâcher aujourd'hui leur pain du lendemain) les avaient tout simplement abandonnées.
C'est ce dernier trait qui retiendra d'abord l'attention.
Car, avec Lacan, certains décoiffent. Allouch décape. Tout sort de ses mains patientes et précises plus brillant et plus tranchant. Et cependant, seconde surprise, l'éclat des grandes formules de Lacan sur l'amour s'avère, dans l'opération, ne jamais procéder exclusivement de lui. Foin du mythe du génie solitaire : mille sources poétiques, théologiques, d'innombrables tableaux (ce qui est une surprise : Lacan et la peinture. de l'amour !), des pièces de théâtre, d'autres textes souvent oubliés projettent sur ces propositions leurs lumières propres : c'est un peu des années 1950, puis des années 1960 et 1970 qui revivent alors, et qui nous restituent un Lacan bien attachant dans sa curiosité inaltérée pour tout ce qui l'entourait. En même temps, c'est sa vraie fragilité qui s'expose : ce dont il disposait, ce qu'il s'appropriait sans le dire, ce dont il dépendait et qui pouvait d'un moment à l'autre lui retirer son appui.
Bref, Allouch nous montre une continuelle expérience de la pensée qui n'a rigoureusement rien à voir avec un système en train de se former (sauf quand il est à la mode, et pratique pour recruter, d'en fabriquer un) - en somme, la vie quand on sait qu'on en a qu'une, et qu'on s'est bien pénétré de ce que son nom propre finira un jour par s'effacer sans retour. Ce Lacan rafraîchi, sinon décrassé, ce n'est plus un Lacan qui ne dit que ce qu'il aurait voulu dire. C'est un Lacan qui en dit à la fois bien plus et bien moins, un Lacan qui se trahit dans ses apories, un Lacan qui ne s'entend pas se dépasser lui-même en se heurtant aux multiples impossibilités contre lesquelles il se cogne. C'est un Lacan dont on peut enfin sourire quand il nous fait le coup du "retour à Freud". C'est un Lacan dont on découvre à quel point il aura recouru à la formule "Jamais, ô grand jamais je n'ai dit une chose pareille" pour se dégager en bouffonnant de positions défendues avec acharnement pendant des années - laissant ses auditeurs bien en peine d'en comprendre le pourquoi.

Titre du livre : L'amour Lacan Auteur : Jean Allouch Éditeur : Epel Collection : Monographie Date de publication : 27/10/09 N° ISBN : 2354270100





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