samedi 20 mars 2010




20 Mars 2010
Par Guy Baillon

L’accueil est né d’une évaluation de notre travail par les usagers : l’évaluation est indispensable pour la psychiatrie

Hervé Bokobza, lors de la seconde rencontre nationale du collectif des 39 à Montreuil en novembre 2009, a eu le courage de souligner pour conclure les débats la pertinence qu’a l’évaluation pour notre pratique. Hervé Bokobza a ainsi pris le risque de prendre le contre-pied de l’opinion majoritaire illustré par le colloque annoncé sous le titre excessif et donc démagogique : « l’évaluation tue ». La question n’est pas d’engager une polémique mais de savoir sauvegarder nos valeurs et nos outils, même si "notre ennemi" les utilise aussi ; limitons nous à en dénoncer les usages "pervers".

Nous sommes nombreux à penser que l’évaluation est une démarche indissociable d’une pratique de soin, comme d’une pratique sociale. D’abord pour consolider notre pratique personnelle, en en faisant une analyse régulière.

Mais si nous nous engageons dans un travail collectif nous sommes soumis à la nécessité d’une clarté pour nos différents interlocuteurs. Là nous avons à anticiper, à prendre les devants. Nous savons que si nous ne définissons pas nous-mêmes les objectifs, le cadre, les méthodes de nos projets et de nos activités, elles ne seront ni crédibles, ni valides ; tout en sachant certes que ceci a des limites : quand le "pouvoir" a décidé de nous mettre à genou il établit une évaluation qui est totalement à son service. Cependant si nous avons pris les devant et avons déjà établi une évaluation solide, dans un État de droit, nous avons l’opinion et la justice comme recours : le "tiers" peut mettre en évidence la malveillance de nos contrôleurs et nous donner gain de cause.

Je ne suis ni juriste, ni philosophe, j’ai seulement tiré sur ce point des enseignements de notre pratique de la psychiatrie de secteur, je les soumets à votre jugement. Je suis persuadé que si nous nous engageons clairement dans un projet précis et si nous veillons à en "inscrire" l’histoire nous mettons en place non seulement une ‘construction’ mais aussi les éléments qui vont en soutenir la progression, en veillant à dépister les failles, facteurs de malfaçons.

Notre équipe de secteur créée dans le "9-3" en 1971 parmi les 14 équipes de l’ancien asile de Ville-Evrard a reçu en dot trois pavillons asilaires, et un dispensaire à Bondy l’une des villes du secteur (l’autre étant les Pavillons sous Bois). Pendant 7 ans nous déployons un profond travail d’humanisation de l’hôpital, un travail de consultation au dispensaire, et intervenons dans plusieurs services du nouvel hôpital général que l’AP ouvre à Bondy en 1976.

Simultanément nous prenons l’habitude de rendre compte de notre travail, à qui ? : aux élus des communes en leur expliquant que nous espérons avoir des lieux de soin en ville.

Nous avons un premier retour de cette "évaluation", en mars 1977 lorsque le maire de Bondy fraichement élu nous offre pour un franc symbolique la jouissance du presbytère pour y créer un nouveau lieu de soin. Le directeur de l’hôpital accepte d’y ouvrir un hôpital de jour de 14 places en échange de la fermeture d’un pavillon hospitalier que nous avions libéré.

Avant son ouverture en 1979, à l’initiative des CEMEA voulant faire un stage de soignants à la pratique de secteur, nous faisons une réunion publique de quartier à Bondy pour savoir comment les habitants appréciaient ce travail ‘considérable’ réalisé en 8 ans.

A notre stupéfaction nous recevons une terrible "claque" avec "l'évaluation suivante" qui va marquer toute notre histoire : « Nous savons très bien ce que vous faites. Mais il faut que vous sachiez que nous n’accepterons jamais d’être hospitalisés dans votre service de l’ancien asile de Ville-Evrard, tous ceux qui y "passent" sont "marqués" Vous n’avez rien compris à l’imprévisibilité de la survenue de nos troubles. Vous ne serez crédibles à nos yeux que lorsque vous serez disponibles 24/24h en ville et lorsqu’il n’y aura plus un seul espace de soin à l’asile. Au revoir ! »

Désemparés par cette "évaluation" claire, nette et précise, mais aussitôt convaincus que nous avions notre feuille de route, nous n’avons eu de cesse pendant les 20 années suivantes de la réaliser : et de fait nous avons ouvert un centre d’accueil 24/24 en 1982, en fermant en échange le second pavillon, nous avons créé diverses structures de soin, et enfin transféré les 20 lits du dernier pavillon dans un immeuble banal créé en ville en janvier 2000. Tout cela à Bondy, l’autre municipalité restant toujours distante. Plusieurs autres "évaluations" sont venues scander ce parcours, car nous savions que ces ‘avancées’ étaient fragiles car innovantes, et que leur avenir dépendait des évaluations de nos tutelles. Alors nous les avons anticipées.

Ainsi quelques mois après avoir ouvert notre centre d’accueil et avoir constaté que ses effets dépassaient nos espérances sur le plan clinique, nous l’évaluons (nous avions informé avant l’ouverture tous nos correspondants que nous n’acceptions plus de demande d’hospitalisation directe ; nous recevons donc des personnes dont les troubles nous paraissent plus souples, non fixées, constamment autour d’éléments déclenchants à type de "perte", nous comprenons que ce sont les mêmes malades qu’avant mais rencontrés à des moments antérieurs à l’étape à laquelle ils étaient jusque là hospitalisés. Donc cette activité avait un effet thérapeutique très fort, qui avait des conséquences chiffrables ce qu’aiment bien les tutelles : nous avons constaté qu’en 6 mois nous avions un tiers des hospitalisations en moins, et que les autres hospitalisations mieux préparées duraient un tiers de temps en moins ; ceci s’est confirmé constamment). Ayant appris qu’un colloque de la Santé Publique se tenait à Macon en Mai 1983, et que le bureau de la psychiatrie y venait, nous avons tenu à y présenter notre travail avec de beaux tableaux agrémentés de graphiques. Cette "évaluation" a convaincu Jean-François Bauduret envoyé par MR Mamelet ; il est venu ensuite à Bondy et a intégré dans la liste du décret de mars 1986 « l’accueil » décliné sous plusieurs formes ! Nouvelle "évaluation" anticipatrice réussie.

Plusieurs équipes de secteur en France ont créé un centre d’accueil, Ginette Amado la première en 1978 ; nous créons avec elle une association pour promouvoir ces centres d’accueil. Mais il n’y en eu pas plus que 30 à 40 pour les 1127 équipes de secteur, et ceux qui les créaient demandaient des moyens supplémentaires au lieu de reconvertir un pavillon, si bien que JF Bauduret (ce fut son évaluation) devant ce risque décide d’en limiter les créations. Il y a eu là manifestement une analyse insuffisante des équipes de secteur n’ayant pas perçu la pertinence de l’évaluation des usagers de la psychiatrie ; les équipes n’ont pas cru à l’intérêt des centres d’accueil, de ce fait certainement l’évolution de la politique de secteur s’est ralentie ; cela est dû à mon sens à une évaluation insuffisante des équipes, peut-être (hypothèse audacieuse) parce que les équipes étaient plutôt attentives à l’évaluation des tutelles, et non pas à celle des usagers ?

Par contre la DASS du 93 a été convaincue de son intérêt et en a défendu l’existence auprès de la direction qui non seulement ne l’a pas arrêtée mais qui a accepté l’ouverture de quatre autres centres d’accueil dans le 93, toujours ouverts à ce jour.

Nous avons continué à apporter chaque année une "évaluation’"de notre activité à nos maires.

Et fin 1992 je suis convoqué par Claude Fuzier Maire sénateur de Bondy, et son futur successeur Gilbert Roger Président du CA de Ville-Evrard ; ils me demandent combien de m2 nous voulons pour installer les 20 lits restant à Ville-Evrard. Je transmets la proposition de vente de terrain à notre directeur C H Marchandet qui aussitôt lance le projet d’établissement de l’hôpital sur le projet de la relocalisation de 8 services dont le nôtre sur trois sites.

Toute la communauté médicale, syndicale, ouvrière de Ville-Evrard fait cause commune pour ce projet, grâce aux propositions des élus locaux ayant évalué la dynamique de la psychiatrie de secteur dans le 93, et arrive à convaincre la DASS et la Région.

Ainsi en 2000, grâce à l’énergie et la fidélité de CH Marchandet directeur les 8 services quittent l’ancien asile pour se relocaliser sur St Denis (3 équipes), Aubervilliers (3), Bondy (2).

Et là nous avons le plaisir de voir enfin réellement se développer là une vraie psychiatrie de secteur, puisque tous les espaces de soin sont en ville, hors hôpital (la présence quotidienne d’un généraliste permettant de résoudre les besoins somatiques rend inutile la proposition de relocaliser les services dans un hôpital général, et rend la psychiatrie libre), et qu’ainsi les liens avec l’environnement relationnel de chaque patient était l’appui de tous les soins. Même l’hospitalisation n’était plus un temps de séparation, mais au contraire un moment privilégié pour rencontrer avec chaque patient sa famille, et les membres de sa "constellation" (ce qui était quasiment impossible à l’ancien asile). Ce temps devenait un moment "d’activation des liens " Enfin une psychiatrie simple, non stigmatisée se développe avec l’appui des habitants.

Je pars en retraite émerveillé de cette pratique dans laquelle je vois les membres de l’équipe prendre un grand plaisir entre l’Accueil et ces différents espaces de soin en ville, l’équipe faisant corps avec mon successeur ancien interne, Patrick Chaltiel qui a l’intelligence de soutenir l’équipe dans la continuité de ce même travail en apportant sa compétence supplémentaire et fort bienvenue de thérapeute familial, et en poursuivant les liens avec les élus locaux, dans la continuité depuis 40 ans.

Hélas une méchante ombre au tableau va survenir ; en 2004-5 un nouveau directeur n’ayant aucun intérêt pour la psychiatrie remplace CH Marchandet, et contrairement à ce qui s’est passé entre mon successeur et moi, s’empresse de faire le contraire de son prédécesseur. Il arrête la relocalisation des autres services, quatre autres devaient suivre dans les quatre ans. Il fait revenir dans l’ancien asile l’un des centres d’accueil du 9-3, ce qui selon lui permet de faire des économies de personnel, mais ce qui revient à le tuer. De plus, comble de la bêtise, il se met à faire une évaluation comptable des dépenses internes de chaque service des 14 secteurs de Ville-Evrard ; selon lui ces dépenses seraient plus élevées dans les services relocalisés, en particulier à Bondy, où il n’y a que deux services, que dans les 9 qui sont encore à l’asile. Alors il décide l’été dernier qu’il "va" fermer Bondy, répartir ses 2 services sur un autre groupe ou pire à Ville-Evrard, ce qui constitue une véritable catastrophe, détruisant tous les liens de proximité sur lesquels s’est bâtie la pratique des soins pour ces secteurs. Clairement il ne fait aucune évaluation sur l’amélioration des soins, qui pourtant se chiffre en diminution des hospitalisations, raccourcissement des temps de soin en général, donc une très forte amélioration globale. Il ne fait pas plus l’évaluation des aggravations et leurs conséquences en coût pour la Sécurité Sociale. Bien sûr il fait une totale abstraction des souffrances accrues : tout cela lui a été expliqué, même par l’UNAFAM à laquelle il ne répond pas. Il explique alors que ce n’est qu’une menace ! Mais une menace de mort est reconnue comme un délit ! De toute façon cette ‘simple’ menace entraine depuis octobre une angoisse chez les familles, les patients, les soignants et constitue un véritable harcèlement qui ont tous des conséquences fâcheuses sur la vie de ces différentes personnes.

Certes nous entrons là dans cette autre évaluation que tout le monde critique car elle n’est que comptable, et ne prend pas en considération les différents aspects de la réalité concernée, ce qui est d’une bêtise inadmissible : les troubles psychiques, les besoins thérapeutiques ; elle ne tient pas compte du tout de la dimension humaine (et en définitive de son coût). D’aucuns disent que ne monsieur qui harcèle veut être ‘bien évalué’ par le futur Directeur de l’Agence Régionale de la Santé d’Ile de France, qui arrive le 1er avril.

Cet acte est pour tous les français une démonstration du danger que représente le nouveau pouvoir sans limite des Directeurs d’hôpitaux avec la nouvelle loi. Quelle place donnera-t-il aux évaluations et lesquelles ?

Cela ne change pas notre avis sur les évaluations : quand celles-ci sont pratiquées pour écraser des équipes ou des établissements, les équipes doivent se défendre jusqu’au bout.

Mais dans la pratique quotidienne, les évaluations sont les étapes pour chacun de nous pour apprécier notre propre "évolution", pour analyser les écarts entre nos projets et nos réalisations. C’est un élément fondamental pour envisager les changements qu’en psychiatrie nous devons constamment réaliser pour nous adapter aux besoins des personnes au service desquels nous avons choisi de nous mettre, les réactions corporatistes doivent toujours se situer à distance et d’abord respecter les besoins des patients. Par ailleurs nous avons vu qu’il faut préparer des échanges avec les usagers et accepter de rencontrer leur évaluation, car nous sommes certains d’en tirer des enseignements majeurs, sans pour autant les sacraliser, mais en se rencontrant avec eux.

Nous avons vu le rôle primordial des élus et des usagers dans l’évaluation.

L’évaluation est une discipline première de rigueur, d’honnêteté, de modestie, qui nous est utile pour le travail psychothérapique de base, comme dans l’analyse du travail d’une équipe ; elle ne doit pas non plus être dévoreuse du temps du soin, sinon son effet s’inverse.

Enfin sur le plan de la clinique nous ne devons pas esquiver, en particulier pour le moment que nous abordons, celui de l’accueil, la question du diagnostic et nous demander quelle est sa nature, est-il une évaluation ? Quelle est sa place dans l’accueil, … cela c’est, …

(à suivre)

Guy Baillon

(ce texte est envoyé avec anticipation, aujourd’hui plutôt que lundi, laissant la place à l’évaluation que nous allons tous signifier par notre vote, et dont nous dégusterons les résultats lundi)


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