samedi 20 février 2010




La nouvelle loi promise à la psychiatrie est inhumaine

19 Février 2010 Par guy Baillon
Edition : Contes de la folie ordinaire


Sa clé de voûte, les 72 heures d'hospitalisation initiale "sous contrainte", a la violence d'une garde à vue.

Cette loi prévoit comme mode d'entrée en psychiatrie une hospitalisation sous contrainte de 72 h "seulement", elle débouchera sur des soins sous contrainte qui seront prolongés de diverses façons en cas de refus de soins. C'est un piège.

Ce piège est d'une gravité exceptionnelle car sous un aspect de modération (72 h seulement) il va justifier la multiplicité croissante de la contrainte comme mode de soin alors qu'elle ne provoque chez les patients que blessure de l'âme et désir de se défendre contre une telle violence. De plus, il fait croire qu'il serait le produit d'une négociation, alors que les acteurs soignants, familles, usagers, sont actuellement sous la menace par le Président d'une loi très répressive.

Faisons quelques rappels de l'histoire, puis précisons le piège de ce contrat "léonin", enfin décortiquons pourquoi "cela ne marchera pas" et aura au contraire des conséquences fâcheuses.

L'histoire de France nous l'a appris: toute loi qui veut à la fois "protéger" les malades et limiter les internements arbitraires n'aboutit qu'à "faciliter" ces internements, simplement appelés "sans consentement". Il s'agit toujours d'atteinte portée à la liberté de la personne.

L'embastillement du temps de Louis XIV était très rare, il n'y avait que quelques dizaines de places à la Bastille (et il est vrai quelques châteaux de province). Détruite en 1789.

La loi de 1838 sur les aliénés allait, pour "protéger" ceux-ci, installer une "bastille" (un asile) par département; chaque asile ne devait pas dépasser 200 places.

En 1930 il y en avait près de 80, tous surpeuplés, souvent avec plus de 2.000 malades, au total 120.000 en 1940.

Pendant la guerre 45.000 de ces "protégés" allaient y mourir de faim, les autres malades étaient la main d'œuvre permettant au reste de subsister, les gardiens étant sous les drapeaux.

Scandalisés par cette leçon de l'histoire un groupe minoritaire de psychiatres "résistants" élabore avec quelques personnes du ministère un projet révolutionnaire basé sur une autre conception de la folie: le formidable espoir que l'on peut soigner la folie autrement que par l'enfermement, c'est-à-dire en ville en s'appuyant sur les ressources humaines de l'entourage des patients dans leur propre milieu; ils ont affirmé, s'appuyant sur leurs expériences antérieures, que ni les lois, ni les murs ne soignent la folie, ce sont les hommes; ils obtiennent la parution de textes officiels en 1960 prévoyant le redéploiement dans le tissu social des villes et des campagnes des soignants jusqu'alors enfermés dans les hôpitaux psychiatriques.

Mais malgré plusieurs circulaires (1972) et une loi (1985), cette politique étendue à toute la France (831 secteurs de 66.000 h) ne sera réalisée que partiellement en raison de la pérennité des hôpitaux psychiatriques réalisant des soins dans un autre état d'esprit que sur le secteur.

Le résultat n'offrant pas de lisibilité, les patients se mobilisent en prenant comme cible la loi de 1838 toujours en vigueur, utilisée de moins en moins, en disant qu'elle était à l'origine d'internements arbitraires. La loi de 1990 veut leur donner satisfaction en "toilettant" la loi de 1838 (c'est le mot employé par le ministre qui l'a signé, Evin, pour montrer que sur le fond rien n'était modifié); il se borne en effet à changer les mots, "sans consentement" à la place d'internement. Mais les conséquences de cette nouvelle loi ont été catastrophiques.

Elle a en réalité cassé l'état d'esprit de la psychiatrie de secteur et en a arrêté le développement. Au lieu de poursuivre le déploiement des soignants en ville, elle invite à concentrer les efforts sur l'hospitalisation; d'une part, elle rend plus facile qu'avant l'hospitalisation sous contrainte en expliquant comment faire; d'autre part, elle invite les directeurs à diminuer leurs efforts dans le secteur, à fermer CMP et CATTP et y puiser le personnel pour consolider les hôpitaux. Les hospitalisations qui avaient diminué depuis 1970 depuis n'ont cessé d'augmenter, et des équipes aujourd'hui demandent l'ouverture de lits!

Depuis 1990 la psychiatrie de secteur ne cesse d'être "déshabillée".

De nouvelles plaintes de familles et d'usagers se sont élevées devant cette détérioration et l'incohérence croissante de la politique de santé déchirant les équipes entre deux soins opposés l'affaiblissement du secteur et le renforcement de l'hospitalisation.

Les plaintes des familles ont été d'autant plus fortes qu'elles souffrent de l'impossibilité qu'ont les psychiatres de mettre un terme au dogme vieux de deux siècles selon lequel il faudrait séparer les malades de leur famille; ils continuent à ne pas recevoir les familles alors que les patients ont besoin que cette alliance s'organise autour d'eux.

Familles et usagers ont trouvé auprès de l'État au-delà des soins, dans l'action sociale, un appui complémentaire avec la loi de 2005 en faveur des personnes en situation de handicap psychique dû à des troubles psychiques graves; cette loi leur donne l'espoir d'obtenir des compensations sociales venant enfin compléter les soins donnés par les équipes de secteur.

C'est dans ce climat "désorienté", fruit d'une politique incohérente pour la psychiatrie, que survient le 2 décembre 2008 le discours présidentiel écrasant d'une simple phrase 50 ans d'efforts des soignants, et décidant de transformer le soin en attitude répressive; il désigne pour cela une catégorie de malade psychiatrique comme futur criminel qu'il faut enfermer, et veut transformer les hôpitaux en prison.

Aussitôt certes la révolte se lève: toutes les preuves sont données contre les arguments de dangerosité des patients. Ils ne sont pas plus dangereux que le reste de la population, c'est l'inverse: ils sont dix fois plus souvent "victimes", car plus vulnérables, que chacun de nous.

Mais c'est toujours sous la même menace présidentielle que depuis un an les acteurs tentent de négocier avec le ministère; la presse du 11 février 2010 sur le résultat de ces négociations montre qu'ils n'ont pas su dénoncer le piège de la garde à vue de 72 H.

Une fois de plus la France est devant le choix suivant: acceptons-nous de préférer une loi et des murs d'enfermement à la décision de donner la mission du soin à des hommes? Au lieu d'espaces d'enfermement ne pouvons-nous décider de former les hommes à des soins s'appuyant sur l'entourage et les déployer dans les cités en les rendant accessibles et en continuité aux personnes en difficulté psychique ?

D'où vient cette idée des 72 h et pourquoi est-ce un piège?

L'idée a été glanée il y a dix ans par des psychiatres français voulant faire profiter leur pays d'initiatives faites ailleurs, cette fois-ci non pas au Canada, mais dans les capitales d'Europe du Nord en proie à une invasion de toxicomanes. L'erreur était de croire que c'était importable, alors que les toxicomanes ont besoin d'autres soins que les personnes ayant des troubles psychiques graves et que ces pays n'ont pas l'appui sur le terrain d'équipes de secteur; la France étant la seule à avoir créé cette "politique de secteur".

Le piège c'est de ne pas tenir compte de la réalité de la folie, et de vouloir "faire comme si" elle n'existait pas, au moment où nous voulons mettre en place des soins. Ne sommes-nous pas dans l'absurde?

Que ce soit un psychiatre, un juge ou un maire, qui demande, du haut de son ‘autorité' reconnue, à une personne qui n'a pas toute sa raison, une personne qui n'a plus accès au dialogue parce qu'une pensée étrangère l'occupe un moment, si cette autorité anonyme demande sans ambages à cette personne de dire qu'elle est malade et d'accepter un traitement, alors qu'elle ne demande rien, quel acte commettons-nous ?

Non seulement cette attitude est inhumaine et d'une brutalité extrême, ne tenant aucun compte de la vulnérabilité de la personne, mais elle se heurte à la nature du trouble psychique grave qui habite la personne. En effet, ce "trouble", la personne leméconnait, le dénie, car dans son esprit elle n'a pas de trouble. Elle a sa façon à elle de comprendre le monde qui l'entoure en ce moment. Voilà qu'il lui est demandé par quelqu'un qu'elle ne connaît pas de renoncer au propos délirant qu'elle tient. Et aussitôt après il lui est affirmé de façon arbitraire que si elle n'y renonce pas "cela veut dire" (!) qu'elle refuse les soins! Nous lui précisons (sans la présence d'aucun avocat, ce qui serait la moindre des choses: un avocat "à l'âme de la personne"!) que nous allons lui infliger un traitement sous contrainte dès maintenant (c'est-à-dire clairement une injection qui calme et rend la volonté malléable, sans attendre les 72 h fameuses), à partir de là la machine de la contrainte se met en marche et ne s'arrêtera pas.

Une telle attitude, dont on voit qu'elle enclenche immédiatement toute une suite d'actes soignants "hostiles", méconnait d'emblée la folie; de plus prend la société à témoin (la loi, le juge, le maire). Sous couvert de la société elle fait semblant d'établir un "contrat" avec le malade: devant témoin elle propose avec générosité une réponse aux troubles de la personne grâce aux soins. A ceci près que c'est un « contrat léonin » : le Lion dans toute sa majesté, sa patte levée (dans quelle intention !) demande à la souris «Tu es d'accord n'est-ce pas?».

Il suffit lors de l'entrée aux 72 h et pendant ces 72 h vécues dans des conditions de détresse extrême, avec des personnes agitées ou prostrées, et des soignants aussi inconnus que persécutant, il suffit d'un foncement de sourcil, d'un geste bizarre de la personne, pour que tous confirment «le diagnostic de refus!». Au besoin nous avons à notre portée toute une panoplie rageusement mise à jour, le DSM IV bientôt V, pour habiller de façon irrémédiable, car affirmée par un "expert", la personne, de tel et tel et tel troubles qui vont lui coller à la peau comme une encre indélébile, et sans rapport avec la réalité!

Comment faire comprendre que toute loi concernant la folie et elle seule est l'ouverture de l'arbitraire sur des hommes.

Ce dont a besoin le patient, un instant emmuré dans sa folie, c'est que des personnes compétentes, sachant que «personne n'est totalement fou, car chez chacun persiste une part de raison gardée» (Pussin, Pinel, Freud et tant d'autres), c'est que ces personnes l'accompagnent pour qu'il fasse en lui le travail psychique lui donnant accès à sa partie saine et à notre monde. Il suffit que ces hommes soient accessibles près de lui et disponibles, c'est la définition de la psychiatrie de secteur, mettant en place la continuité d'une disponibilité d'une équipe de soins pour tout patient d'une population que cette même équipe connaît.

La France est le seul pays à avoir commencé à appliquer cette pratique, certes partiellement encore; là où elle existe pleinement elle permet un travail de soin remarquable et sans contention.

Que proposent les 72 h? Personne n'ose le dévoiler aujourd'hui, comme personne n'a osé faire le bilan des lois hospitalocentriques, 1838, 1990, constatons-le ensemble:

-les directeurs d'hôpitaux obéissants vont vouloir (par précaution) consolider au mieux les services hospitaliers qui vont accueillir les nombreux malades sous contention. Pour cela ils vont puiser le personnel là où il se trouve: dans les CMP, CATTP, hôpitaux de jour

-le départ de ces infirmiers vers les hôpitaux va tarir les soins de proximité de secteur et son action de prévention; ainsi l'entourage parlera plutôt d'urgence, alors que les personnes non soignées voient seulement leurs troubles devenir aigus et seront adressés aux 72 h.

-le flux vers les centres de 72 h va croitre de plus en plus pour cela, mais aussi parce qu'aux yeux de tout le monde (voisins, familles, généralistes, police, etc.) il sera très, très facile de les orienter vers ces centres.

-dans ces centres le soin va être perverti vers ce qu'il est le plus facile de faire: les seuls soins médicamenteux et comportementalistes si aisés, ils vont supplanter la mise en place d'un travail psychothérapique quotidien, d'autant plus que dans ces centres «intersectoriels» pour 3 à 6 secteurs, les soignants ne connaitront jamais les personnes dites malades,

-les soignants n'auront ni le temps ni l'envie de rencontrer les familles, encore moins les personnes ayant des liens; les richesses de l'environnement humain seront ainsi écartées,

-la durée de 72 h est le plus souvent tout à fait insuffisante pour permettre d'établir un lien de confiance avec l'un des soignants présents (qui vont se succéder plusieurs fois par jour sur trois jours de telle sorte que les contacts ne peuvent être que totalement anonymes, automatiques, désincarnés), les patients resteront "sur leur garde".

-à la fin des 72h dans un tel climat étrange et étranger la personne démunie de tout ce qui lui sert habituellement d'appui, sera plus anxieuse (sauf si les anxiolytiques l'éteignent!), craintifs (à moins d'euphorisants!), ou à l'inverse plus violents (et là les neuroleptiques ne sont pas assez actifs en 72 h pour toutes les violences) devant ce climat hostile (où souvent les soignants auront peur, n'ayant rien pour cultiver leurs capacités psychothérapiques, ni pour se demander l'espace d'un instant ce que ces personnes vivent là; tout cela aggrave le climat)

-les orientations de fin de 72h vont se faire de plus en plus souvent au moins pour "se couvrir" vers des décisions de soins sans consentement en hôpital, et pire à domicile

-comme en "aval" (les CMP) les soignants seront devenus peu nombreux, les soins y seront plus rares et les demandes d'hospitalisation plus fréquentes, à la demande même des patients préférant l'hôpital en direct plutôt que les 72 h

-on aura compris que l'ensemble des traitements va s'orienter de plus en plus vers la chimiothérapie et le comportementalisme, les formations aux psychothérapies devenant de plus en plus inutiles. Que va devenir la psychiatrie?

Pour la société, il est clair que le résultat global est la préférence de la répression et donc l'aggravation sévère de la stigmatisation, les patients étant reconnus de plus en plus comme une race à part.

Quelle violence nous est ainsi assénée aujourd'hui, par lâcheté devant la pression présidentielle, par démission de chacun de nous!

N'est-il pas possible que les soignants qui ont travaillé tant d'années cette merveille de la continuité de disponibilité des équipes de secteur et qui en ont vu les effets apaisants, créatifs chez les patients et leurs familles, ne se révoltent pas contre cette menace de destruction?

N'est-il pas possible que les élus se penchant avec leur propre humanité sur la réalité de la folie, comprennent qu'elle n'a pas le danger que le président lui impute, et surtout ne peuvent-ils constater que le seul compagnonnage de l'homme aux côtés de l'homme soigne cette folie, toujours partielle, toujours transitoire ?

Ce n'est pas la réalité de quelques criminels qui doit dicter ses lois sur la société toute entière, c'est du compagnonnage des hommes entre eux dans une société moderne qu'il s'agit dans l'attention aux autres, le calme, l'espoir, le temps, l'amour un peu, juste ce qui serait suffisant.

La folie, qui est toujours partielle et transitoire, a besoin de la compagnie immédiate et durable d'hommes.

La folie est une souffrance de l'âme et a besoin de retrouver la compagnie des hommes.

Paris, le vendredi 19 février 2010

Docteur Guy Baillon

Psychiatre des Hôpitaux






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