mercredi 24 février 2010

La Vie
http://www.lavie.fr/religion/catholicisme/la-flagellation-est-elle-une-perversion-29-01-2010-2585_16.php

Mortification


La flagellation est-elle une perversion ?


Jean Mercier - publié le 29/01/2010

Les chrétiens peuvent-ils se livrer à cette pratique après tout ce que la psychanalyse nous a appris ? Le désir spirituel ne risque-t-il pas d'être perverti au service d'une toute-puissance narcissique pas très évangélique ? Deux psychanalystes catholiques donnent leurs avis.

Jean-François Noël, prêtre et psychanalyste, est réservé dans sa critique : "Attention à ne pas juger. Il est évident que toute souffrance que l'on voit chez l'autre nous scandalise, et d'abord parce qu'elle nous renvoie à une forme de culpabilité. C'est encore plus insupportable si quelqu'un s'inflige lui même une douleur corporelle pour Dieu. D'une certaine façon, nous nous lavons de notre culpabilité en accusant cette personne de masochiste. Mais alors nous sommes un peu pharisiens. Car les choses sont peut-être plus compliquées que cela. Je pense que la psychanalyse n'est pas forcement compétente pour sonder le mystère du lien qui existe entre un croyant et son Dieu. C'est une relation amoureuse, et comme dans toute relation amoureuse, cela échappe à une analyse clinique. Le psy n'a pas réponse à tout. Certains actes qui apparaissent pathologiques peuvent aussi, une fois scrutés en vérité, se révéler être porteurs d'un don très profond de soi. Le seul critère qui importe ici est de savoir si une telle pratique est au service de la pulsion de vie ou de la pulsion de mort. Le discernement doit porter là-dessus."

Geneviève de Taisne, psychanalyste mais aussi ouvertement catholique, met clairement en garde contre cette démarche : "Beaucoup de jeunes passent par des souffrances infligées à leur corps- comme les scarifications - pour ressentir ce qu'il sont dans la tête. Par analogie, des croyants peuvent avoir envie d'être en communion avec le Christ en ressentant sa souffrance, pour devenir alors « comme » le Christ. Mais on tombe alors dans la pensée magique. Je constate aussi que l'on peut s'infliger une douleur dans le but de s'autopunir de son péché. Mais cela s'assimile à la toute-puissance : il faudrait plutôt s'abandonner au pardon de Dieu. » La mortification, est, selon elle, encore d'actualité dans l'Eglise, et répond à des besoins spécifiques : "Je sais que l'autoflagellation est encore pratiquée dans certains couvents ou séminaires, et souvent pour dompter le désir sexuel. Mais alors, c'est une manière d'enlever sa pulsion, de la retourner en violence contre soi, au lieu d'essayer d'en faire quelque chose d'autre en la sublimant ou en s'y confrontant. Il y a une manière parfois très archaïque de dominer son corps, ou de passer par la souffrance pour se sentir humble." Endurer une souffrance selon certaines circonstances n'est pas du même ordre que de s'infliger une douleur volontairement. "Accepter d'être à genoux et d'avoir un peu mal dans les jambes lors d'une veillée d'adoration n'a rien à voir avec le fait de prendre un fouet pour se faire mal. Dans ce cas, on accepte de souffrir parce que l'on est dans un cadre particulier au service d'un acte liturgique" explique Geneviève de Taisne, qui ajoute : "Si je fais une marche en montagne vers un sommet, il y a un moment où je vais souffrir dans mon corps, mais le but est de parvenir au sommet, de jouir d'un bonheur. La souffrance fait partie du chemin, mais n'est pas voulue pour elle-même."





Société 20/02/2010

L’outrage fait à la laïcité

Un universitaire dénonce la multiplication en France des offensives juridiques de religieux contre la liberté d’expression.

CATHERINE COROLLER

Le blasphème en procès 1984-2009 ; l’Eglise et la Mosquée contre les libertés de Jean Boulègue
Nova 211 pages, 18 euros.

«On ne peut plus dire que la France est le pays le plus laïc d’Europe.» Diable ! Ancrée dans sa posture de parangon de la liberté du peuple face aux religions, la France sous-estime-t-elle l’entrisme des prosélytes en tout genre ? C’est ce que Jean Boulègue, ancien professeur à l’université Paris-I, spécialiste d’histoire africaine, s’applique à démontrer. Selon lui, les religions n’ont pas renoncé à exercer une emprise sur la société. En témoigne l’opposition de la hiérarchie catholique à «l’IVG, l’homoparentalité, le mariage homosexuel, l’euthanasie, le suicide assisté». En témoignent également les menaces qu’elles font peser sur la liberté d’expression. «De 1984 à 2009, pas moins de vingt procès ont été intentés, devant les tribunaux de la France laïque, pour injure ou diffamation envers une religion, rappelle-t-il. Dans dix-huit cas il s’agissait du catholicisme, dans les deux autres de l’islam.»

L’offensive catholique contre la liberté d’expression est venue des intégristes. En 1984, ils portent plainte contre l’affiche du film Ave Maria, de Jacques Richard, qui montre une jeune fille presque nue attachée sur une croix. Soucieux de ne pas laisser les fidèles de Mgr Lefebvre parler seuls au nom des catholiques, l’épiscopat se lance dans la bataille. Entre autres cibles, les évêques attaquent, en 2005, les couturiers Marithé et François Girbaud pour une affiche détournant le tableau la Cène de Léonard de Vinci. Mais sur quel fondement juridique ? Le délit de blasphème ayant été aboli par la Révolution française, les religieux utilisent une modification de la loi sur la presse de 1881, introduite en 1972 par le ministre de la Justice, René Pleven. Elle punit les délits commis envers «une personne ou un groupe de personnes» en raison notamment de leur appartenance «à une religion déterminée».

Devant les tribunaux, catholiques et musulmans vont donc plaider que le film de Jean-Luc Godard Je vous salue, Marie (1) et les caricatures de Mahomet, publiées en 2006 par Charlie Hebdo, sont une offense envers les fidèles. Car les musulmans, à leur tour, se font procéduriers. En 2001, ils intentent un premier procès contre l’écrivain Michel Houellebecq, coupable d’avoir écrit que l’islam est la religion «la plus con». Le tribunal, jugeant que cette appréciation concerne «uniquement une religion» et pas «le groupe de personnes composé des adeptes de la religion considérée» les déboute.

Pour autant, les censeurs ne désarment pas. Et, se scandalise Boulègue, avec le soutien d’associations de défense des droits de l’homme. En 2004, Mouloud Aounit, président du Mrap, interroge : «Peut-on insulter les religions, et conséquemment les croyants, y compris musulmans ? Notre réponse est "non".» Quelques mois plus tard, Aounit se fait plus explicite en demandant que «la liberté de blasphémer» soit «condamnée avec la plus grande fermeté» «Rien ne garantit que l’offensive confessionnelle ne va pas resurgir», prévient Boulègue. Lors de la conférence de l’ONU sur le racisme d’avril 2009, l’Organisation de la conférence islamique (OCI) avait souhaité que soit votée une condamnation de la «diffamation des religions». Les pays européens s’y sont opposés. Mais le bras de fer n’est pas terminé.

(1) Sorti en 1985, et qui transpose l’histoire de la Sainte Famille dans le monde contemporain.


Les Livres de Psychanalyse

L'ivresse du pire
Ghyslain Lévy












Paru le : 03/02/2010
Editeur : Campagne Première
Collection : RecherchePrix : 22 €


Les nouvelles formes du malaise contemporain dévoilent une perte globale du sens, en ces lieux où la jouissance du pire signe la force d'une pulsion de cruauté qui se déchaîne partout où il est possible d'exercer son pouvoir de négation de l'humain. L'ivresse du pire désigne cette surenchère sans frein à repousser toujours plus la limite, à gagner dans le progrès de l'horreur, en s'engageant dans la spirale de la destruction et de l'auto-destruction, à s'abolir tout en " zappant les autres ". À partir de la clinique actuelle et la haine du sujet dont celle-ci témoigne, il s'agit ici de rappeler en quoi l'ombre des catastrophes totalitaires du XXème siècle est tombée sur le moi individuel comme sur les conditions collectives faites aujourd'hui à la vie psychique de l'ensemble humain. Dans un environnement dominé par la virtualisation de l'autre, quand il s'agit de déformer la perception de la réalité pour la rendre encore supportable, demeure-t-il un reste indestructible de l'homme dans l'homme qui puisse résister à ce " rien de pire " ? Ghyslain Lévy est psychanalyste, membre du Quatrième Groupe.
Les Livres de Psychanalyse

La mélancolie au féminin - Les rapports mère-fille en lumière
Larissa Ornellas











Février 2010
L'Harmattan
Psychanalyse et civilisations
23,50 €


Depuis K. Abraham, en passant par M. Klein, S. Freud, P. Fedida, M.C. Lambotte jusqu'à Lacan, il y a un consensus sur la problématique mélancolique. Voici une tentative de comprendre l'identification narcissique qu'on observe chez les femmes mélancoliques et leurs mères. Quelle est la particularité de la mélancolie chez les femmes ? L'auteur réussit à définir la mélancolie au féminin. Il souligne la correspondance entre l'ambivalence de la relation préoedipienne à la mère et le conflit lié à l'ambivalence dans la mélancolie.


RESISTANCES
lundi 8 février 2010

Impossible absence - Qui lancera l’alerte ?











“L’absence actuelle de vrai débat public sur la place de l’art et de la culture dans notre société est un symptôme historique extrêmement inquiétant.Elle annonce, pour la première fois depuis la Libération, le risque d’abandon d’une part fondamentale de l’histoire de notre pays.
Une part de notre histoire dont est issue la valeur accordée aux choses de l’esprit, à travers notre littérature, notre théâtre, les arts et leur circulation, dans la vision du monde que nous partageons et la place que nous avons su leur donner dans notre vie réelle. Cette absence fait planer la menace d’une défaite devant l’invasion délétère de l’esprit marchand imposée par ce que l’on nomme « globalisation ».
Les politiques qui refusent l’ordre néolibéral doivent le comprendre : non seulement la culture - au sens le plus large du mot -, est un enjeu fondamental de civilisation, mais c’est aussi pour eux un atout politique majeur. “ (…)

lundi 22 février 2010

LE JARDIN PHILOSOPHE
18 février 2010


Du RIRE et de la FOLIE : DÉMOCRITE

C'est Démocrite qui, le premier, a fait du rire une pratique philosophique des plus éminentes, comme le montre le petit ouvrage attribué à Hippocrate : "Le rire et la folie", où l'on voit Démocrite, tenu pour fou à lier par ses concitoyens d'Abdère, se livrer à une immense hilarité cosmique, laquelle emporte comme un incendie toutes les turpitudes humaines. Rire gargantuesque avant l'heure, unique et dévastateur, qui balaie sans concession toutes nos représentations sociales, morales et métaphysiques dans un tourbillon quantique, facétieux et provocateur. De mémoire de Grec on n'avait jamais rien vu de pareil ! Une telle désinvolture, un tel mépris gaillard de toutes les conventions, une telle impertinence éthique ne pouvaient relever que de la psychiatrie, ou, au mieux, de quelque ivresse apollinienne ! On comprend le désarroi des Abdéritains qui se demandaient très sérieusement si le Sage était inspiré par la mania céleste ou s'il avait tout bonnement perdu la raison. Et comme par ailleurs Démocrite était un maître incontesté de la divination, de la prévision météorologique, du calcul savant, de la connaissance des astres et des éléments, de la médecine et de la géographie, comment comprendre un mélange aussi détonant de raison positive et de délire ? Charge à Hippocrate, le médecin des corps et des âmes, de démêler le vrai du faux, de poser un diagnostic éclairé et de soigner le malheureux.

On connaît la suite : appelé d'urgence, Hippocrate entreprend le long voyage d'Abdère, se met en quête du "malade", et trouve enfin notre homme dans une clairière, assis près de sa hutte, à ausculter le ventre de quelques oiseaux, prenant des notes, hochant la tête, se levant de son siège, se rasseyant, grave par moments, et soudain explosant d'un rire tumultueux. Les deux hommes font connaissance. Hippocrate fait part à Démocrite du but sa visite, bien décidé à exercer son art avec la dernière clairvoyance. Il parle, il écoute, il observe : n'est-il pas le premier médecin de Grèce, celui que l'on vient consulter des plus lointains rivages, sage entre les sages? Après quelques jours il retourne en ville. On l'attend, on le presse. Le couperet tombe : ce n'est pas Démocrite qui est fou, ce sont les habitants d'Abdère qui sont fous d'avoir méconnu l'authentique, l'irremplaçable génie qui, à deux pas de la ville, retiré en son jardin, sonde les profondeurs du mystère, fouille les entrailles de la nature pour exhiber enfin quelque savoir pour les hommes. "La vérité est dans l'abîme", et Démocrite est celui qui s'engage résolument dans les arcanes de la connaissance, pour en mesurer les chances, le possible et l'impossible.

Et le rire ? Et la folie déchaînée de ce rire ? Comment expliquer à ces pauvres d'esprit, engoncés dans leurs misérables certitudes, leur petites passions de gloire, de fortune et de plaisir, que l'existence commune n'est que servitude aux conventions, bassesse de l'âme, farcissure et pathologie, vaine espérance et crainte abjecte de la mort ? N'est-il pas risible de mettre tant de soins à acquérir des biens qu'on laissera tous à l'heure du trépas ? De fonder sa pauvre vie sur la réputation, les honneurs et les gages qui s'envolent plus vite que le vent ? De trembler dans l'orage comme devant Zeus en personne quand l'orage n'est autre chose qu'une soudaine accumulation d'énergie naturelle qui s'enfle et se défait comme une bulle ? N'y a-t-il pas de quoi rire devant le spectacle du pouvoir, des cultes, des sacrifices, des prières et des incantations ? Comédie de l'apparence, rivalité dérisoire, du vent, encore du vent !

Cruauté comique, cruauté mélancolique : si Démocrite annonce Aristophane, Térence, Érasme, Rabelais et bien d'autres, s'il inspire les futurs "moralistes" et fabulistes, il faut plutôt voire dans son délire extatique une version inédite d'Homère, qui parlait si bien du "rire inextinguible des dieux". Et de quoi peuvent bien rire les dieux si ce n'est de la fausse sagesse et de la suffisance infatuée des mortels.

Mais il y a plus. Le sage rit de lui-même, car rien ne lui permet de se situer hors du lot commun, et la connaissance éclairée ne change rien de fondamental : convention que le savoir, même le plus désintéressé, incertitude, approximation. Que faire? Verser des larmes amères, comme Héraclite ? Se jeter dans l'arène, et tant pis pour la vertu? Démocrite choisit de se retirer dans son bocage, à l'abri des regards indiscrets et des rumeurs de la ville, d'écouter les oiseaux, de contempler les nuages, de rédiger des traités sur la nature, et pour le reste de vivre selon les sages règles de l'"euthymie", cette forme supérieure et dépouillée de l'éthique.

Mélancolie disais-je, contre les interprétations courantes, mais mélancolie dépassée, épurée, retournée en allégresse tragique. N'est ce pas l'allégresse suprême que de comprendre qu'il n' y a rien à espérer, donc rien à craindre ? Que les dieux, ces purs éléments naturels, sont dans le vent, les nuages, la foudre et les vaste océan? Que l'Hadès et l'Olympe sont les purs produits de nos passions ? Que l'infini nous excède de toutes parts, en nous et hors de nous? Que naître et mourir sont des passages, combinaisons, modifications, et altérations de corps, que tout ce qui se perçoit et se pense est tourbillon d'atomes dans le vide infini? Et que nous ne savons rien, enfin, de cet immense univers, ou plutôt de ces innombrables univers dont nous sommes l'écume tremblante ? Que notre pensée même, et notre thymos, sont en relation impensable avec cet infini qui nous porte et nous emporte.

Sublime Démocrite ! Ton rire est bien plus qu'une ironie, qu'un sarcasme, qu'une provocation, qu'une hâblerie, d'une jouissance du ridicule et du dérisoire. C'est bien autre chose qu'une idiosyncrasie, qu'une humeur, qu'un pathos. Dans ce rire infini il y a le ventre, le cœur et la raison. Et plus encore, le Logos parvenu à l'expression absolue, à la seule adéquation d'excellence. Style de vie bien sûr, éthique de noblesse, physique de dévoilement, mais plus encore : à croire que l'intelligence cosmique, s'il en est une, se reflète, se magnifie, s'accomplit dans la conscience du sage.

Pour le dire abruptement : c'est rire ou mourir. Ultime réponse à l'énigme. Ni la crainte, ni l'espoir, ni même la Theoria, ni la sagesse, mais plutôt, par de là la sagesse elle-même, le Défi de l'absolu. Choix radical, définitif : ou bien la connaissance se rétracte sur elle-même, implose dans la mélancolie, ou elle se délivre et s'extasie dans le rire métaphysique.
Épicure se souviendra de cette leçon : "il faut tout ensemble rire et philosopher".

___________.
PS : si j'utilise ici le terme "métapysique" ce n'est certes pas au sens habituel où l'on désigne par là quelque arrière-monde intelligible, platonicien ou chrétien. Faute de terme adéquat j'entends par métaphysique une vision qui s'efforce de penser la totalité du Tout, sur un plan de pure immanence. Il faudrait en toute rigueur dire "physique" au sens de la Physis des Grecs, et au sens démocritéen, mais cela ne serait pas intelligible dans l'état actuel de notre langue, où "physique" désigne exclusivement la connaissance matérielle par opposition au psychique. Pour Démocrite, et Épicure bien sûr, il n' y a que des corps, composés d'atomes, la pensée y comprise.



Critique
"L'Esprit malade. Cerveaux, folies, individus", de Pierre-Henri Castel : maux d'esprit
LE MONDE DES LIVRES | 11.02.10 |

Le dernier livre du philosophe et psychanalyste Pierre-Henri Castel inaugure une nouvelle collection aux éditions Ithaque, et ce à tous les sens du terme : il en constitue le premier ouvrage, mais l'on veut aussi penser qu'il saura lancer un nouveau style de philosophie de l'esprit en langue française. Au premier abord, pourtant, ce recueil d'essais intitulé L'Esprit malade ne semble que procéder à l'interminable élucidation d'une tautologie, que l'on pourrait ainsi résumer : dans la "maladie mentale", ce qui est malade... c'est le mental. Ou si l'on préfère, l'esprit. Une tautologie, certes, mais en rien une évidence.

Car cette thèse va à l'encontre de la position dominante dans les neurosciences, pour laquelle l'esprit n'est rien d'autre que l'ensemble des activités neuronales. Et elle ne refuse pas moins le point de vue inversement étroit qui voit dans l'accusation de folie l'effet des relations de pouvoir, et dans toute psychiatrie une pseudoscience qui "produit le malade mental... comme l'objet sur qui s'exerce son pouvoir normatif". Tel est le reproche que l'auteur adresse à Michel Foucault dans ce livre à l'argumentation remarquablement serrée.

Selon Castel, il faudrait plutôt "mettre sur la table de travail des psychiatres les questions de philosophie de l'esprit", et comprendre que le "mental" comme tel a une consistance théorique et pratique, qui se joue dans les intersections entre le cérébral et l'insertion sociale du sujet. Certes, il est faux de dire que l'esprit, c'est le cerveau ; mais il ne l'est pas moins de croire que les mentalités et les représentations "flottent tel l'esprit de Dieu sur les eaux au-dessus du réel" des mécanismes neurobiologiques. Ainsi, pour résumer d'un mot ce livre, L'Esprit malade "s'efforce de tenir les deux bouts de la chaîne, entre le déterminisme moléculaire et génétique et la vie de relation des êtres humains".

L'érudition et la finesse que déploie l'auteur pour esquisser ce programme de recherche sont renversantes. On songe par exemple au premier chapitre, consacré à l'analyse des modèles animaux utilisés par la psychiatrie biologique pour exhumer les origines strictement organiques de certaines pathologies humaines. A l'essai traitant du syndrome de Gilles de la Tourette. Ou encore à sa passionnante réévaluation du débat concernant les mécanismes complexes pouvant inhiber chez les schizophrènes "le sentiment normal d'être soi" et la conscience d'être l'auteur de ses propres actions, les livrant à l'expérience effroyable "d'être agi" par un autre.

Mais c'est peut-être dans le chapitre intitulé "La honte irréductible" que se donne le mieux à voir la méthode de l'auteur. Il y prend tout d'abord en compte une certaine position naturaliste, qui ramène la honte, cet affect éminemment moral, à un simple comportement psychobiologique trouvant sa source dans le "comportement de soumission" des primates. Puis il considère certaines évolutions fortement réductionnistes de cette thèse, qui s'efforcent de présenter la honte comme un pur mécanisme neurophysiologique - lié par exemple à des variations du taux de sérotonine. Mais il fait par ailleurs valoir qu'en rester à un tel discours reviendrait à priver de toute signification le concept même de honte, qui, qu'on le veuille ou non, fait partie de notre langage et y joue même un rôle essentiel. "En somme, si des conditions naturelles déterminent la honte, il n'y a pas, en soi, de honte à avoir honte." Il serait vain de se priver de l'information qu'apportent sur nos sentiments l'éthologie ou la neurobiologie, par exemple. Mais ne pas adosser ce savoir à une analyse logique et linguistique de nos usages effectifs de cette notion, ce serait renoncer à comprendre "la fonction que j'attribue à la honte dans mes interactions avec autrui, ou, plus troublant encore, dans ma propre conscience morale".

"Force d'interpellation"

On comprend que Pierre-Henri Castel avance sur une corde de funambule. Car il s'impose en permanence l'exigence d'analyser d'un seul tenant et dans le même réseau de concepts des facteurs extrêmement divers : les causalités purement matérialistes qui rattachent les troubles mentaux aux dysfonctionnements neurologiques (et éventuellement à leurs racines dans la biologie de l'évolution) ; le système logique des symptômes classifiés par le clinicien ; la "grammaire" (au sens de Wittgenstein) selon laquelle se formule la plainte des patients ; les systèmes symboliques collectifs avec lesquels les malades se débattent et à travers lesquels autrui (notamment le thérapeute) cherche à donner sens à leurs "interpellations" ; ou encore les institutions sociales qui régulent ces relations et conditionnent ces actes de parole.

C'est que l'enjeu est de taille. Il ne concerne pas seulement la rigueur théorique mais l'efficacité et même l'éthique du traitement. Croire que la souffrance psychique n'est que la manifestation externe des altérations de la substance nerveuse, c'est réduire le fou à son cerveau, oublier d'écouter son langage, "raboter la force d'interpellation de l'expérience psychotique". Mais, inversement, ne voir dans les "assignations en folie" que les manœuvres du pouvoir, comme le voudrait une certaine vulgate foucaldienne, c'est négliger que la psychiatrie n'est pas animée uniquement, sinon manipulée, par des normes sociales ou politiques : elle s'efforce aussi de construire des normes scientifiques. Selon Castel, ces deux erreurs symétriques ignorent le sens que les protagonistes donnent à leurs actions.

Le brassage d'autant de disciplines et de ressources rend le discours parfois labyrinthique, et la lecture doit se faire exigeante et patiente, mais Castel ne verse jamais dans le confusionnisme. Au contraire, son livre, souvent pointu, parfois aride, trouve sa cohérence secrète dans la manière dont il travaille en permanence certains des grands problèmes traditionnels de la philosophie pure, qu'il contribue à rajeunir. Telle la vieille question des relations entre le corps et l'esprit (récemment rebaptisée "mind-body problem" par les Anglo-Saxons), de la nature de la conscience de soi, ou encore du rapport de la pensée au langage. A ce titre, on ne saurait mieux que Pierre-Henri Castel démontrer en acte que, si "l'humanité est une expérimentation continuelle" comme il l'écrit, il en est de même de la vraie philosophie.

L'ESPRIT MALADE. CERVEAUX, FOLIES, INDIVIDUS de Pierre-Henri Castel. Ithaque, "Philosophie, anthropologie, psychologie", 352 p., 25 €.

Stéphane Legrand
Article paru dans l'édition du 12.02.10







Livres 18/02/2010

Maladies du lien

Critique


Alain Ehrenberg analyse les rapports entre l’individu autonome et la société


Par ROBERT MAGGIORI

Alain Ehrenberg La Société du malaise
Odile Jacob, 440 pp., 23,90 €


La chose est tellement habituelle que nul ne la remarque plus : l’application au domaine social de notions psychologiques, psychanalytiques, voire psychiatriques. La psychologie se rapporte à l’«âme» (psyché), mais on fait comme si, outre l’individu, la société en avait une. Aussi parle-t-on de malaises sociaux, de sociétés en bonne ou mauvaise santé, de dépression, de «crise de croissance», sinon de sinistrose, pour dire que l’horizon est sombre, quand la notion désigne l’état mental de certains accidentés qui majorent névrotiquement les traumatismes subis. Au demeurant, il n’y a là rien de grave - à ceci près qu’une telle «psychologisation» laisse entendre que, de même que les maladies qui frappent les individus arrivent «objectivement», sans que personne ne l’ait voulu, de même les maux qui atteignent les sociétés ne sont de la responsabilité de personne.

Amphétamines. Il serait néanmoins absurde de soutenir que la façon dont les individus entendent mener leur vie, ou sont empêchés de le faire, n’influe en rien sur la nature et les formes que tour à tour prend une société, et que les conflits qui agitent une société, ses perspectives ou son absence de perspectives, son (in)aptitude à redistribuer égalitairement les richesses, les valeurs qu’elle produit ou les idéaux qu’elle poursuit, n’ont aucun impact sur la façon dont les individus vivent, souffrent, sont heureux ou tirent le diable par la queue. Mais en quel sens peut-on dire que la société crée des souffrances psychiques ?

Syndrome associé à certaines maladies mentales, la dépression s’est peu à peu muée en simple «trouble», sinon un état d’âme, si diffus, sous forme de «déprime» ou de «stress», qu’il a fini par être la cause ou l’effet de la plupart des difficultés qu’on rencontre dans l’existence. Déjà dans la Fatigue d’être soi (1998) Alain Ehrenberg montrait le parallélisme entre ces mutations et celles des superstructures sociales. Jusqu’aux années 70, les conflits que l’individu devait affronter le conduisaient presque toujours à l’opposition entre son désir et les normes morales ou sociales qui en empêchaient la réalisation. La dépression «de type névrotique» pouvait alors tenir soit à l’abattement et à la tristesse de ne pas trouver une médiation entre le permis et l’interdit, soit, si on transgressait les règles, à un sentiment de culpabilité. Lorsque l’étau de ce qui est interdit se desserre, avec la révolution culturelle, éthique ou sexuelle qu’entraîne Mai 68, lorsque s’affirme la créativité, la liberté d’initiative, et s’imposent dans la société, comme effets pervers, les valeurs de «performance» et de réussite à tout prix, l’individu est confronté à une nouvelle opposition, entre possible et impossible. Si bien que la dépression change de sens : elle n’est plus douleur morale, perte de la joie de vivre, mais «pathologie de l’action», inhibition, sentiment de ne pas pouvoir «suivre» ou «être à la hauteur», échec, conscience malheureuse de sa propre insuffisance devant ce qu’il serait possible de faire et qu’on n’arrive pas à faire, ce que les autres (la famille, les amis, mais aussi les chefs de service, les contremaîtres, les patrons) attendent de nous et qu’on ne parvient pas à leur donner - comme le saisit très vite l’industrie pharmaceutique, fournissant à foison antidépresseurs psychotoniques ou désinhibiteurs, analeptiques, amphétamines, énergisants et autres.

Tenant compte du fait, toujours plus patent, que «santé mentale, souffrance psychique, émotions se sont installées, en relativement peu d’années, au carrefour de la psychologie, des neurosciences etde la sociologie», Alain Ehrenberg, dans la Société du malaise, décrit les facteurs qui, dans les dernières décennies, ont encore accru le rôle que «l’assertion personnelle et l’affirmation de soi» jouent dans les processus de socialisation, «à tous les niveaux de la hiérarchie sociale». Principalement, ce sont «les valeurs rassemblées par le concept d’autonomie» qui se sont renforcées. Aussi Ehrenberg se propose-t-il de «rendre compte des changements qui érigent les notions de subjectivité et d’autonomie, aujourd’hui systématiquement associées, en concepts clés de nos sociétés». Ceci l’oblige à tresser les catégories du social à celles de la psychologie, de la psychanalyse et de la psychiatrie, dans la mesure où le «langage de l’affect», qui «se distribue entre le mal de la souffrance physique et le bien de l’épanouissement personnel ou de la santé mentale», et qui est celui par lequel se traduit l’«individuel», est également, désormais, celui que se donne la vie sociale, laquelle, en raison justement de sa psychologisation ou sa biologisation, n’a jamais aussi bien porté son nom. Quand «la référence à l’autonomie domine les esprits», et quand chacun sait que, pour devenir lui-même, il ne doit compter que sur sa propre initiative, la question «suis-je capable de le faire ?» devient décisive, et, n’étant portée que par soi, peut aboutir à une «insuffisance dépressive». Cette idée en cache une autre : celle de la disparition du lien social, laquelle, à son tour, laisse entendre que «la vraie société, c’était avant», et que «les souffrances seraient causées par cette disparition de la vraie société, celle où il avait de vrais emplois, de vraies familles, une vraie école et une vraie politique, où l’on était dominé, mais protégé, névrosé, mais structuré». L’une des hypothèses de la Société du malaise est que ce topos relève de sociologies individualistes, lesquelles caractérisent l’autonomie «par la série personnel-psychologique-privé», et posent l’équation «montée de l’individualisme = déclin de la société», équation dont la fausseté serait révélée si on élaborait une sociologie de l’individualisme. «Ce n’est pas parce que la vie humaine apparaît plus personnelle aujourd’hui qu’elle est moins sociale, moins politique ou moins institutionnelle. Elle l’est autrement.»

Souffrance. Pour montrer le passage d’une sociologie individualiste à une sociologie de l’individualisme, qui tiendrait compte du changement de statut social de la souffrance psychique et des «pathologies de l’idéal» qui l’accompagnent, Ehrenberg utilise une méthode à la fois pluridisciplinaire (sociologie, psychopathologie, psychanalyse, morale, politique) et comparatiste, en suivant parallèlement la manière américaine («là-bas le concept de personnalité est une institution») et la manière française («l’appel à la personnalité apparaît comme une désinstitutionnalisation») de «nouer afflictions individuelles et relations sociales troubles». Il en résulte un véritable «tableau clinique» de la société et de l’individu contemporains, des pathologies sociales, qui «sont sociales en ce qu’elles unissent le mal individuel et le mal commun».







Réforme de l'HOSPITALISATION SANS CONSENTEMENT : État clinique ou contrôle social ?

Projet de loi

Un projet de loi, réformant le texte de 1990 sur l'hospitalisation des malades mentaux sans consentement doit être prochainement présenté en Conseil des ministres. Dans la ligne du projet présenté en 2008 par Nicolas Sarkozy et de la récente circulaire du 11 janvier 2010 laissant aux Préfets la décision finale sur les sorties d’essai, le projet de réforme inquiète les psychiatres et les soignants. L’hospitalisation sans consentement restera-t-elle liée à l’analyse de l’état clinique du patient ou à une volonté prioritaire de contrôle social ?

Les hospitalisations à la demande d’un tiers (HDT) et les hospitalisations d’office (HO) sont au nombre de plus de 70.000 par an.

L'hospitalisation sans consentement en France tire ses fondements de la loi du 30 juin et du 6 juillet 1838 sur les aliénés, qui crée deux catégories de placements : le placement d'office, décidé par le préfet pour les individus dont les troubles affectent l'ordre public ou la sûreté des personnes, et le placement volontaire, décidé par le directeur de l'établissement à la demande d'un tiers pour les aliénés nécessitant un internement thérapeutique. Les malades mentaux étaient donc, dès cette date, pris en charge en fonction de la dangerosité de leur comportement.

La loi du 27 juin 1990 relative à l'hospitalisation sans consentement a introduit la possibilité, pour un malade, d'être placé à sa demande. En conséquence, le placement volontaire, rebaptisé « hospitalisation à la demande d'un tiers », est réservé aux personnes dans l'impossibilité de donner leur consentement. Le préfet est autorisé à hospitaliser d'office les personnes que l'autorité judiciaire a renoncé à poursuivre ou à condamner en raison de leur état mental et qui nécessitent des soins. Enfin, la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé a précisé les conditions de l'hospitalisation d'office : le critère thérapeutique de l'internement est affirmé et l'état du patient doit gravement porter atteinte à l'ordre public.

Un projet de réforme sur l’hospitalisation d’office : Initié par Nicolas Sarkozy ce projet propose 2 volets, avec -un renforcement de la sécurisation des établissements avec un meilleur contrôle des entrées et sorties des établissements et une surveillance renforcée des malades considérés comme les plus à risques à l’aide d’un dispositif de géo-localisation.

- des autorisations de sortie durcies, après un internement d’office laissées à l’arbitrage du préfet et non aux experts médicaux.

La circulaire du 11 janvier 2010, signée du Ministre de l’Intérieur et du Ministre de la Santé reprécise les modalités d’application de l’article 3211-11 du code de la santé publique sur l’hospitalisation d’office et précisément les sorties d’essai. Elle revoit les modalités de sorties, ces sorties pouvant être « accordées dans le cas d’une HO par le représentant de l’Etat dans le département et à Paris par le Préfet de police sur proposition écrite et motivée d’un psychiatre de l’établissement ». Si « l’appréciation de l’état de santé mentale de la personne revient au seul psychiatre, en revanche il appartient au Préfet d’apprécier les éventuelles conséquences en termes d’ordre et de sécurité publics ». Par ailleurs, la circulaire précise « qu’un délai inférieur à 72 heures ne saurait être admis ».

Pour de nombreux psychiatres et soignants les raisons sanitaires sont bafouées
: le préfet pourrait ainsi décider si un patient hospitalisé en HO peut bénéficier ou non de sortie d’essai acceptée par les équipes soignantes. Le Syndicat des psychiatres d’exercice public (SPEP) y voit un retour « à une psychiatrie de l’asile qui enferme, qui garde et qui contrôle ». Un communiqué commun du 17 février 2010 de l’Intersyndicale des Psychiatres Publics et du collectif Psychiatrie, sur le projet interministériel de révision de la loi sur les hospitalisations sans consentement en psychiatrie rappelle « l’attachement historique et éthique des psychiatres hospitaliers à des soins centrés sur l’état clinique des personnes et leur opposition à toute utilisation de la psychiatrie à des fins de contrôle social ». Or le projet, précise le communiqué, ajoute le recours systématique à l’avis d’un collège non exclusivement médical pour les sorties des personnes présentant des antécédents d’hospitalisation en Unité pour Malades Difficiles (UMD) ou de prononcé d’irresponsabilité pénale.

Pour certains experts médicaux, en plus de l'atteinte aux libertés individuelles, il y a atteinte au secret médical et à la déontologie médicale puisque le médecin doit fournir tous justificatifs demandés par le Préfet dans l’instruction des demandes de sortie. L'Unafam (Union nationale des amis et familles de malades psychiques), qui souligne « des avancées positives » souhaite que le collège constitué pour les décisions concernant les situations difficiles puisse « être composé exclusivement de médecins psychiatres pouvant être certificateurs, afin de respecter une cohérence des compétences requises entre l’entrée et la sortie du dispositif des soins sans consentement ».

Source : Union syndicale de la Psychiatrie ; Collectif psychiatrie, SPH, IDEPP, UNAFAM
* Gérard Dubret, chef de service, Psychiatre des Hôpitaux – CH René Dubos – 95300 Pontoise
Accéder à la circulaire du 11 janvier 2010 : Psychiatrie : circulaire du 11 janvier 2010 : Hospitalisation d’office. Sorties d’essai, mise en ligne Alexis





Revue Médicale Suisse N° 236 publiée le 17/02/2010
Bloc-notes:


Le DSM-V, à la gloire d’une époque qui craint la déviance

Article de Bertrand Kiefer

Dans le vaste monde de la psychiatrie et de la santé mentale, on attendait avec fébrilité le 10 février, jour de mise en ligne du projet de nouvelle version du Diagnostic and Statistical Manuel of Mental Disorders (DSM-V). Il faut dire que c’est de manière quasi théologique que ce manuel rayonne son autorité. Avec une efficacité unique dans l’histoire des sciences, un petit groupe d’experts, tous cooptés au sein de l’American Psychiatric Association (APA), est par venu à découper, nommer et définir les troubles psychiques, comme l’Eglise l’avait fait autrefois avec les péchés. Au fil des décennies et de ses différentes versions, le DSM a imposé son credo urbi et orbi (hors des États-Unis).
Contre cette domination, il y eut certes quelques tentatives. L’OMS a lancé sa propre classification, le CIM-10. Avec un succès limité. Dans la plupart des pays développés, c’est le DSM qui définit le statut (bien-portant ou malade) des individus, qui influence le remboursement du traitement de leurs souffrances, qui justifie, parfois, leur enfermement. Des groupes de patients craignent d’y figurer. D’autres aimeraient que change la terminologie qui les concerne. Qu’on le veuille ou non, le DSM est devenu le livre où se raconte la maladie mentale.

Les intérêts mis en jeu par le DSM sont évidemment colossaux. D’où, en coulisse, mille manœuvres et tentatives d’influence. N’imaginons pas que les experts chargés de développer le nouveau DSM travaillent seuls. Autour d’eux, les aidant à prendre les bonnes décisions, s’active le cortège classique du pouvoir américain : lobbies (celui de l’industrie pharmaceutique surtout), experts (la plupart payés par les lobbies), médias, politiciens, minorités actives…
Pour donner une petite idée de l’ambiance qui prévaut (comme à chaque nouvelle version, d’ailleurs) : avant même la publication du projet du DSM-V, les responsables des deux précédentes éditions (DSM-III et IV) ont écrit une lettre dans le Psychiatric Times où ils accusent leurs successeurs de se montrer «trop secrets et complètement coupés de l’opinion extérieure» et se disent inquiets que la nouvelle version «augmente sensiblement la population considérée comme pathologique».
C’est que le projet de DSM-V ne se con tente pas de redéfinir quelques maladies ou d’en ajouter quelques-unes. Il introduit un nouveau paradigme. En résumé : ce qui fait la maladie, c’est le quantitatif davantage que le qualitatif. Entre le normal et le pathologique, la différence n’est que d’intensité. Aucun trouble n’est anormal en tant que tel. Seule son intensité le rend pathologique. C’est vrai que, du coup, suivant où est placé le curseur, le marché de la maladie psychique pourrait considérablement s’accroître…

Depuis son origine, le DSM a visé la simplification. Son utopie fondatrice était de débarrasser la psychiatrie de toute théorie. Mais aussi de la soustraire à la variable individuelle et à l’irrésolu qui lui est lié. Pour cela, il a commencé par abandonner les symboles et les restes de mythologie grecque qui encombraient sa terminologie (reliquats de ses racines psychanalytiques). Ensuite, au moyen d’une classification rigide, comme on en trouve en physique, chimie ou biologie, le DSM a porté son projet à son aboutissement : faire de la psychiatrie une science comme une autre. Une science à portée universelle, insensible à l’influence des cultures et des interprétations.

L’étrange, cela dit, est l’attitude profondément antiscience des experts du DSM. Les récents progrès de la génétique dans l’élucidation de l’étiologie de maladies psychiatriques, les améliorations des traitements pharmaceutiques et la neuroimagerie auraient dû jouer un rôle majeur dans sa révision. Or il n’en est rien. Aux yeux des experts du DSM, la psychiatrie est une science, certes, mais solitaire, qui n’a de compte à rendre qu’à elle-même.

Se pose cependant une petite question : en se présentant comme athéorique, le projet du DSM n’est-il pas une mystification typique de l’époque moderne ? Certes, son système de classification s’est mondialement diffusé, c’est son mérite. Il permet l’intercompréhension des chercheurs et des praticiens, et, ce qui n’est pas rien, la comparabilité des résultats. Mais exclure toute réflexion sur les causes des maladies et sur l’irréductible singularité des sujets ne suffit pas à éviter tout parti pris idéologique. Si au moins la langue du DSM était vraiment objective. Mais, à bien regarder, ce n’est pas le cas. Un même patient, suivant l’examinateur et le moment auquel il est observé, peut recevoir des diagnostics différents. De nombreux critères diagnostiques dépendent du contexte social. Malgré ce que prétendent les experts du DSM, ils restent essentiellement subjectifs.

Aucun langage ne peut servir à communiquer sans se lier à une dimension symbolique. L’humain s’exprime sans cesse au travers d’équivoques, d’ambiguïtés, de détours par l’imaginaire. Or, le DSM est le projet d’un langage absolument formalisé, univoque, clair, sans doutes. Mais ce langage n’est en réalité qu’un artefact. En imitant l’esprit de la rationalité technique, il tend à fabriquer de la maladie.

Comment comprendre que la communauté psychiatrique, sensible à l’importance de l’altérité, ait pu laisser un petit groupe de psychiatres américains imposer un modèle aussi hégémonique ? Pourquoi les psychiatres n’exigent-ils pas que le DSM soit un chantier mondial, mené par une équipe ouverte, soumis à une incessante critique, modifiable en tout temps selon le nouveau savoir – comme n’importe quel savoir scientifique, d’ailleurs ?
Cette fois-ci, c’est vrai, l’APA a voulu qu’une vaste consultation sur internet précède la publication du nouveau DMS, le V, prévue pour 2012. Mais ensuite, comme pour mieux con trôler sa portée idéologique, le DSM-V ne sera disponible que sous forme de livre.

Notre société ne peut fonctionner qu’en remettant en cause le normal, en interrogeant sans cesse ses limites. Mais avec grande prudence. Le grave, ce serait un monde normalisé par la psychiatrie, où la moindre impulsion créatrice, la plus petite transgression, le début même de l’originalité, l’acte ou le comportement humain un tant soit peu impertinent, se trouverait catalogué comme anormal, nuisible et à la fin dangereux.

Autre question de fond : pour quelle raison le DSM a-t-il décidé de ne s’intéresser qu’aux patients ? Prenez la dépression. Comment séparer, dans le jeu de ses causes, une société qui exige que chacun «performe» sa vie et des individus qui n’arrivent plus à suivre cette injonction ? Ne faudrait-il pas, en parallèle de celle des individus, lancer une entreprise de classification des troubles de la société ?En lisant le projet de DSM-V, on visite des déviances fascinantes, on se promène dans des vices qui sont comme les ombres des multiples ressources du psychisme humain – vices qui prennent d’étranges noms, parfois sous l’effet de traductions hasardeuses. On découvre des comportements tellement bizarres qu’ils nous apparaissent sortis de séries policières télévisées ou, plus souvent, si banals que tout le monde semble en souffrir. Superbe œuvre, en réalité, que cette cathédrale de classification à la gloire d’une époque qui a peur de la déviance.
Mais n’oublions pas. Du sujet humain, on ne sait pas grand-chose, mais ce qu’on sait de plus sûr, c’est qu’il dépasse sans cesse ses propres tentatives de se limiter, de se catégoriser, autrement dit de se comprendre.

Auteur(s) : Bertrand Kiefer
Numéro de revue : 236
Numéro d'article : 32369999