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samedi 24 juin 2017

Psychologie : la raison fait le bonheur

Dans « Tribus morales », le chercheur américain Joshua Greene reformule la morale à la lumière des neurosciences. Stimulant.
LE MONDE DES LIVRES  | Par 

Tribus morales. L’émotion, la raison et tout ce qui nous sépare (Moral Tribes. Emotion, Reason, and the Gap Between Us and Them), de Joshua Greene, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sylvie Kleiman-Lafon, Markus Haller, 556 p., 28 €.

« Adam », de Giuseppe Arcimboldo (1578).

Portée par l’espoir de trouver dans la science les réponses aux questions qui ont occupé les philosophes pendant plus de deux millénaires, la psychologie expérimentale appliquée à la morale connaît un remarquable essor. Le travail de Joshua Greene, professeur de psychologie à Harvard (Massachusetts), s’inscrit directement dans cette lignée.
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Son nouvel ouvrage, Tribus morales, affiche un objectif pour le moins ambitieux : proposer une « philosophie morale mondiale » qui puisse répondre au plus grand défi moral de notre époque, la mise en concurrence de systèmes de valeurs incompatibles. En somme, découvrir la « métamorale » capable de transcender nos valeurs « tribales », culturellement et socialement déterminées. Le suspense est levé dès la fin de l’introduction : cette solution miracle, c’est l’utilitarisme, qui fait de la maximisation du bonheur de tous le principe moral suprême. Certains, on le devine, sont déjà déçus. Pourquoi recycler cette doctrine philosophique du XIXe siècle, largement critiquée depuis ? Heureusement, c’est le chemin pris pour parvenir à cette solution qui fait toute l’originalité du livre.
Limites inhérentes à notre cerveau
Joshua Greene est un optimiste. Il a une foi inébranlable (excessive, diront d’autres) dans la capacité des neurosciences à éclairer d’un jour nouveau les grands problèmes moraux. Ce que l’étude du fonctionnement du cerveau nous apprend, c’est que nos réactions morales instinctives nous aident à gérer un type de problème bien particulier, celui de la conciliation entre notre intérêt particulier et l’intérêt de notre tribu. Autrement dit, « notre cerveau est équipé pour le tribalisme ». Le problème, c’est que cet altruisme à l’intérieur d’un groupe va de pair avec une hostilité entre groupes : c’est faire passer « nous » avant « je », mais c’est aussi privilégier « nous » par rapport à « eux ». Ce qui en résulte, ce sont des morales tribales concurrentes incapables de s’entendre.

Mais il se trouve que notre cerveau a un fonctionnement dual, que Joshua Greene compare à celui d’un appareil photo : outre le « mode automatique », basé sur nos émotions, nous avons la possibilité d’utiliser le « mode manuel », celui de la raison. Pour résoudre les conflits entre « nous » et « eux », nous avons besoin du second réglage (qui suit la règle utilitariste), y compris lorsqu’il nous pousse à aller contre nos intuitions morales.

Pour établir la suprématie de la raison utilitariste, l’auteur entreprend de limiter l’autorité de nos réactions émotionnelles. Selon lui, nos mécanismes moraux intuitifs sont utiles mais bornés, car ils ne sont que le fruit de processus adaptatifs et de limites inhérentes à notre cerveau qui n’ont « rien à voir avec la morale ».

Reconnaître le caractère tribal de la plupart de nos valeurs

Par exemple, notre distinction, en matière de gravité, entre un acte commis volontairement et un tort causé par omission n’aurait rien d’intrinsèquement moral, mais proviendrait tout simplement d’une contrainte cognitive liée à la quantité d’informations que peut traiter le cerveau. De la même manière, nos appels aux « droits » ne seraient qu’une façon de « rationaliser nos réactions instinctives sans trop d’effort » : « Vous avez le sentiment que l’avortement est une abomination ? Parlez donc du “droit à la vie”. Vous avez le sentiment qu’interdire l’avortement est une abomination ? C’est le moment d’évoquer le “droit de choisir”. »

Ces idées en dérangeront plus d’un, mais elles ont le mérite d’inviter à la réflexion. Il est clair, en tout cas, que nous gagnerions tous à reconnaître le caractère tribal de la plupart de nos valeurs. Il est moins sûr, en revanche, que chacun soit prêt à mettre de côté celles-ci en cas de conflit moral. L’invocation du bonheur de tous, loin de constituer un arbitre impartial qui mettrait tout le monde d’accord, peut aussi être manipulée pour légitimer des valeurs tribales, et ne devenir qu’un autre processus de rationalisation de celles-ci.

Comme beaucoup d’ouvrages qui présentent une thèse forte, Tribus morales ne suscite pas toujours l’adhésion, mais n’en reste pas moins captivant. La prouesse d’un style alliant légèreté et technicité fait de la lecture de ces 500 pages un vrai plaisir, auquel s’ajoute celui d’avoir vu quelques-unes de nos certitudes ébranlées mais d’en savoir un peu plus sur nous-mêmes.

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